La traversée du Chardonnet
Montée par l' arête N.O. et descente par l' arête Forbes.
Dès longtemps nous désirions entreprendre l' ascension du Chardonnet, ce magnifique sommet qui forme le point culminant de la chaîne séparant le glacier d' Argentières du glacier du Tour, et c' est pourquoi, par une belle soirée d' août, nous suivions le sentier toujours tournant qui, parmi les roches et les éboulis, s' élève jusqu' au chalet-hôtel de Lognan.
Au soleil couchant nous étions sur la terrasse de ce pavillon, scrutant à la lunette l' Aiguille du Chardonnet qu' il nous avait déjà été donné d' admirer sur toutes ses faces en d' autres occasions: du lac Blanc des Aiguilles Rouges de Chamonix, dans les eaux duquel elle se mire paisiblement, du sommet des Aiguilles d' Argentières et des Grands Montets, ainsi que du col du Tour.
A 2 h. 30, quelques coups discrets sont frappés à la cloison, suivis immédiatement du sacramentel « c' est l' heure », et à 3 heures nous quittons Lognan.
Sur la moraine souffle un petit vent glacé; de temps en temps un sérac s' écroule avec un bruit de porcelaine brisée. En nous retournant, nous apercevons un petit point rouge: c' est le pavillon de Lognan; tout en bas dans la vallée scintillent les lumières d' Argentières; celles de la gare se distinguent par leur symétrie; enfin, de l' autre côté, au flanc des Aiguilles Rouges, à 1900 mètres d' altitude, la Flégère s' allume à son tour. A droite on devine les Ra-diasses dont l' Aiguille des Grands Montets est le point culminant. Après 50 minutes de marche nous nous encordons pour traverser le glacier en prenant comme point de direction l' endroit où se termine la moraine latérale de droite, au-dessus d' un petit glacier accroché au flanc de l' Aiguille du Chardonnet. Les dernières étoiles s' éteignent au firmament quand nous arrivons sur l' autre rive. Il faut gravir une pente raide formée des déjections de l' Aiguille; le chemin est un entassement de blocs et c' est déjà un peu de varappe. Fidèles au programme, nous ne nous arrêtons qu' à la base du glacier pour fixer les crampons. Le jour se lève. « Ce moment est doux et confortant comme une promesse; le crépuscule du soir apporte je ne sais quelle mélancolie, l' impres d' un achèvement, d' une fin; au crépuscule du matin tout paraît recommencer, revivre, retrouver la fraîcheur, l' innocente, la force de jeunesse x ). » Un premier rayon de soleil enflamme le sommet de l' Aiguille Verte dont la vertigineuse face E. apparaît dans toute sa splendeur. Dans la muraille, entre l' arête N. et un large mur de rochers, monte l' étroit couloir extrêmement raide qui fut la ligne générale d' ascension de MM. J. Lagarde, T. de Lépiney et Henri de Ségogne lesquels, le 7 août 1924, atteignirent le sommet après douze heures d' ascension.
Quelques biscuits et nous partons en remontant le glacier dans la direction du couloir qui conduit au col Adams Reilly; la glace, dure et noire, est parsemée de nombreux cailloux et même de gros blocs de rocher. L' inclinaison, faible au début, permet une ascension rapide en posant le pied parallèlement à la pente, ce qui est plus agréable et plus sûr que la marche en travers. L' un de nous eut l' occasion de méditer longuement en cet endroit ce passage du « Conseiller de l' Ascensionniste » qui dit que des crampons mal ajustés ne servent à rien, sauf à vous exposer à de graves dangers. En effet, ses crampons huit pointes étaient beaucoup trop courts; les deux pointes antérieures qui, à la montée, constituent l' appui le plus précieux au moment où le corps se porte en avant, sortant trop tôt de la glace, c' est le bout du soulier qui était en contact avec celle-ci, d' où un sentiment d' insécurité des plus désagréables.
L' inclinaison devenant supérieure à 30 %, il est nécessaire de changer de technique et de monter en zigzag. Avant d' atteindre le bas du couloir Adams Reilly, il faut obliquer à droite pour gagner les rochers à gauche d' un couloir bien visible sur la carte A. Barbey 1: 50.000.
L' indisposition passagère et, en réalité, simulée d' un membre de l' expé l' oblige à mettre en batterie un réchaud « Méta » pour la confection d' une tasse de thé. S' il n' avait pas été encordé, le coupable se serait enfui sous nos lazzis. Pour être sincère, cette occasion inespérée de faire une halte supplémentaire était depuis longtemps appelée de tous nos vœux, mais cette satisfaction fut soigneusement camouflée! Malheureusement les rations sont minuscules et force nous est, en gagnant tôt après les rochers à gauche du couloir de compléter notre repas par les inévitables pruneaux. Les prises sont plutôt espacées au début; de temps à autre il faut emprunter la glace, mais celle-ci étant très dure, les crampons sont insuffisants; il faut tailler et nous préférons rester le plus possible dans les rochers. La roche, bonne au début, est délitée par endroits et c' est avec les plus grandes précautions qu' il faut avancer, ce qui nous fait perdre un temps d' autant plus précieux qu' à 17 heures notre train passe à Montroc. Quelques pierres se détachent au-dessus de nos têtes et dessinent une superbe parabole. Après un long et dur labeur, nous arrivons sur une selle neigeuse à droite de la pointe Adams Reilly et c' est avec une satisfaction évidente que nous voyons le soleil dorer les rochers de ses chauds rayons; nous en éprouvons une telle sensation de bien-être qu' une halte devient inévitable.
A droite, un couloir infernal, noir et froid, semble descendre jusqu' aux entrailles de la terre; nous nous y engageons. Un gros bloc s' ébranle sous nos pas; les efforts faits pour le retenir sont vains et c' est avec un fracas épouvantable qu' il descend le couloir en rebondissant d' une rive à l' autre; il disparaît bientôt à nos yeux, mais longtemps encore il roule en détachant dans sa chute d' autres blocs qui entraînent à leur suite une mitraille de calibre plus réduit. Instinctivement, nous nous rapprochons les uns des autres pour continuer l' ascension. Une montée en zigzag sur un névé rapide conduit à l' arête N.O.; un petit sommet est franchi et le sommet lui-même atteint quelques instants après. Il est midi et quart.
Une caravane qui a passé la nuit à la cabane Dupuis nous a précédés de peu; nous sommes enclins, je le crains, à considérer ses membres comme des intrus. Que viennent-ils faire là? Nous regrettons cette pensée répré-hensible, due à l' imperfection du cœur et de l' intelligence, et nous cherchons à nous consoler en nous persuadant que, selon toute probabilité, nous étions, nous aussi, des indésirables! Quelques saillies plaisantes et la glace est vite rompue. Nous apprenons qu' ayant laissé les sacs sur le glacier du Tour, ces ascensionnistes n' ont rien à se mettre sous la dent de plus consistant que les effets merveilleux de lumière et d' ombre au flanc des cimes! Sous le couvert d' un esprit de bienfaisante solidarité et de camaraderie digne de Locarno, nous entrevoyons une occasion inespérée d' alléger nos sacs du poids de quelques provisions.
Vous aurez déjà remarqué quel empressement chacun apporte à mettre ses provisions à la disposition de la collectivité; le pain surtout est offert avec libéralité, mais comme on sait vivre à la montagne, cette offre généreuse — intéressée diront d' autres généralement écartée! Il est vrai que chacun étant pourvu de cet aliment précieux, ce serait une incorrection que de manger celui d' autrui! Et si, par extraordinaire ( c' est un cas qui ne s' est jamais produit, mais qui a cependant été rapporté ) cette offre est acceptée, le généreux donateur tient beaucoup, paraît-il, à couper les morceaux lui-même, de crainte que, par discrétion sans doute, vous ne vous serviez que modestement! Par contre, les fruits en général, et les oranges en particulier, sont offerts avec moins d' insistance.
Un spectacle grandiose s' offre à nous, nous récompensant largement des fatigues endurées; il faudrait la plume d' un Guido Rey pour décrire les impressions que nous ressentons à la vue du panorama qui se déroule flamboyant sous nos yeux éblouis; ce n' est partout qu' un océan de glace immense, hérissé de sommets. Grandes solitudes bouleversées par les cataclysmes des premiers âges de la terre. A portée de la main, l' imposante Aiguille d' Argentières dont nous sommes séparés par le glacier du Chardonnet; le Mont Dolent, borne-frontière naturelle de la Suisse, de la France et de l' Italie; le Triolet; le crescendo fameux des Courtes, des Droites et de la Verte; la Petite Aiguille Verte et celle des Grands Montets; les Aiguilles Rouges de Chamonix, plus modestes; le Buet avec sa coupole de neige; les Dents du Midi et les Alpes vaudoises; les Aiguilles du Tour, puis tout au loin, les Alpes Valaisannes dont émergent les géants qui ont nom Cervin et Dent Blanche; le Grand Combin; le Petit et le Grand Darreï, la Grande Luis. Le Tour Noir manque à l' appel; il est masque par l' Aiguille d' Argentières; les Aiguilles Dorées, elles aussi, sont cachées par les premiers gendarmes de l' arête Forbes. Nous aimerions conduire sur ce perchoir ensoleillé les détracteurs de l' alpinisme qui hochent la tête en signe de commisération et pour lesquels les portes de ce paradis terrestre ne s' ouvriront probablement jamais.
Trop tôt il faut nous arracher à ce spectacle grandiose. A midi et demi nous commençons la descente de l' arête Forbes. C' est une arête de neige si étroite que, les pieds ne trouvant pas la place de se poser, il faut, par endroits, avancer à califourchon et elle est si tortueuse que nous nous perdons de vue les uns les autres. Le soleil a ramolli la neige à tel point que le poids du corps occasionne de petites avalanches qui empruntent, soit la paroi glacée au-dessus du glacier du Tour, soit les nombreux couloirs rocheux qui conduisent au glacier de Saleinaz. La route est souvent barrée par des gendarmes qu' il faut tantôt escalader, tantôt contourner. Ces obstacles peu élevés, s' ils ne sont pas comparables au « Sphinx » ou à la « Bosse » du Rothorn de Zinal, n' en offrent pas moins une varappe facile dans une roche honnête, ce qui n' est pas le moindre agrément de cette belle chevauchée. Les amateurs de photographies impressionnantes ont là des occasions réelles d' illustrer leurs récits! Mais aucun arrêt ne nous est permis si nous voulons ne pas manquer le dernier train, ce qui est notre souci dominant; aussi l' appareil est-il relégué au fond du sac.
Nous vivons sur ce sentier aérien deux heures délicieuses. A regret il nous faut quitter l' arête. Il reste à franchir la rimaie, qui ne présente aucune difficulté, et c' est en courant que nous descendons les champs de neige éblouissants que sont les névés supérieurs du glacier du Tour. Pour gagner du temps, nous nous dirigeons en ligne droite sur la moraine ( invisible, mais dont nous connaissons l' emplacement ), alors que le chemin habituel suit la rive droite,. en longeant les rochers qui séparent le glacier du Tour du glacier du Trient. A Pâques 1924, lors d' une excursion à ski, nous avions évolué avec aisance sur ce vaste plateau, mais aujourd'hui tout est changé et nous sommes bientôt dans un labyrinthe de crevasses profondes, recouvertes d' une mince couche de neige traîtresse. Il faut louvoyer prudemment en avançant le plus possible perpendiculairement au sens des crevasses. De temps à autre, une jambe disparaît dans le vide et ce qui, fatalement, devait arriver arriva. Le n° 2 de la cordée, poids lourd par excellence, disparaît soudain; comme nous sommes sur nos gardes, la corde tendue, le sinistré reste suspendu, soutenu aussi par son piolet placé très heureusement ( présence d' esprit de son propriétaire ou simple hasard ?) en travers de la crevasse. Les nos 1 et 3 étant immobilisés, seul le n° 4 peut aider son compagnon à sortir de sa peu confortable situation; c' est ce qu' il fait en s' approchant du bord de la crevasse, tout en restant encordé, bien entendu. Une corde de rappel nous eût été d' un grand secours en cette occurrence.
Cet accident n' eut pas d' autre suite dramatique que de nous faire manquer le train; de la moraine nous l' apercevons qui descend rapidement la vallée. Nous regrettons alors de n' avoir pas profité plus longtemps du spectacle qui nous était offert sur la cime; le photographe de l' expédition ronge son frein en silence, mais en vain.
Et nous ne pûmes regagner Genève que le lendemain par le premier train du matin.Emest Foniaine.