La montagne et l'écriture
PAR JEAN PIÉRARD, BRUXELLES
Le 20 mai 1967 se déroulait à Pully une manifestation rappelant le 20e anniversaire de la mort du grand écrivain vaudois Charles-Ferdinand Ramuz ( 1878-1947 ). A cette occasion, une plaque commemorative a été posée sur la façade de « La Muette », la maison du poète.
Il nous plaît de publier, en cette année anniversaire, ce petit essai d' un auteur belge, enthousiaste de l' œuvre de C.F. Ramuz. Cela nous rappellera également que l' auteur de Derborence fut apprécié à l' étranger bien avant d' être connu dans son pays. Plus d' une, parmi ses premières publications, fut jetée au pilon, ainsi son admirable Village dans la montagne illustré par Edmond Bille, ouvrage que l'on cherche maintenant vainement chez les bouquinistes.Red. ) Pour être chantée dans sa belle austérité, la montagne avait besoin d' une langue âpre et rude, jaillie d' elle et des gens qui l' habitent, d' une langue riche de relief, tels ses surplombs et ses crevasses, noble aussi, comme ses pics couverts de neige dans le silence sauvage de l' immensité. C.F. Ramuz l' a compris. Fils de cette terre que la roche a envahie pour ne laisser que peu de place à la vie, il lui a donné une écriture qui lui est vraiment propre, nourrie de mots qui procèdent de sa nature même où la solitude se fait souvent pesante et le bonheur aussi discret que l' herbe entre les pierres. Une écriture façonnée avec les mains qui s' accrochent à ces mêmes pierres et vue par des yeux qui regardent le ciel.
Ramuz, un Vaudois « renforcé » par Paris, a-t-on dit. Né à Lausanne, le 24 septembre 1878, il habita longtemps au bord de ce lac Léman qu' il a maintes fois évoqué dans ses poèmes. En 1902, il alla à Paris pour préparer une thèse sur Maurice de Guérin dont il n' a jamais, semble-t-il, écrit une seule ligne. Il y resta 12 ans. Paris, dit-il, le rapatria et le rapprocha davantage de son pays en lui en faisant mieux sentir encore l' âme et la vie. De retour en Suisse en 1914, il séjourna à Treytorrens, à Lausanne et, de 1930 à 1947, année de sa mort, à Pully, dans cette grande maison rose qu' il avait appelée La Muette.
Le temps a passé. Mais la langue que Ramuz a forgée pour parler de son pays lui a survécu et l' a dépassé. Elle est, à mon avis, la seule qui puisse exprimer valablement la montagne et qui nous en fait toucher du doigt la puissante réalité.
Et, cependant, Ramuz n' a pas toujours été cet admirable créateur du verbe qui sonne dur et fort comme le sol de sa terre. Citadin, « né et élevé à la ville », il peina comme beaucoup sur les textes de Virgile d' Homère et de Xénophon.
Comme tel et ayant reçu une formation classique, il était normal, comme l' écrit fort bien Gilbert Guisan dans le remarquable essai qu' il a consacré au poète, que Paris l' attirât et qu' il lui fournît l' ali nécessaire à son appétit spirituel. Il trouva facilement, bien sûr, cette complémentarité mais, chose étrange, Paris lui fit surtout découvrir l' esprit et le sens même de son pays d' origine, son canton de Vaud aux collines couvertes de vignes, au bord de son grand lac qu' il avait quitté.
Quand on parle de Ramuz, c' est presque inévitablement à Derborence que l'on songe:
Derborence, le mot chante triste et doux dans la tête pendant qu' on se penche sur le vide, où il n' y a plus rien, et on voit qu' il n' y a plus rien.
C' est l' hiver au-dessous de vous, c' est la morte-saison tout le long de l' année. Et si loin que le regard porte, il n' y a plus que des pierres et des pierres et toujours des pierres.
Depuis deux cents ans à peu près.
Publié en 1934 aux éditions Aujourd'hui ( Lausanne ), Derborence a consacré définitivement le talent de Ramuz, mais c' est par Le Petit Village, recueil de vers édité en 1903, qu' il fit son entrée dans la littérature, une entrée en ton mineur et intimiste, dont le caractère descriptif rappelle la manière de Francis Jammes. La vie et son expression y sont fort séparées encore l' une de l' autre par un écran artificiel de mots qui ne rendent pas l' immédiateté de la vision elle-même. Qu' on en juge par ce poème intitulé Le Pays, extrait de son premier recueil:
C' est un petit pays qui se cache parmiroses et jaunes dans les prés, ses bois et ses collinespar grands carrés mal arrangés; il est paisible, il va sa vieil monte vers les bois, il s' abandonne aux pentes sans se presser sous ses noyersvers les vallons étroits où coulent des ruisseaux il a de beaux vergers et de beaux champs de blé,et, la nuit, leurs musiques d' eau des champs de trèfle et de luzerne,sont là comme un autre silence.
Sans doute appréciera-t-on déjà dans ces vers la façon bien particulière à Ramuz de décrire ce qu' il voit et ce qu' il ressent, mais ce n' est pas encore l' authentique Ramuz qui y apparaît. L' écrivain cherche son style.
Tout au long de son Journal, il s' astreint à trouver son mode d' expression, sa voie propre pour se manifester tel qu' il le voudrait, dans la liberté du vent et de l' espace. Le lac et la montagne m' obsèdent, écrira-t-il, par ce qu' ils offrent de général qui convient à mon état d' esprit. Je ne cherche dans les choses que des images, et plus ces images sont vastes, plus elles m' attirent.
Des réminiscences bibliques, l' influence de Cézanne dont il admire la forme immédiate, le simplifié dans le rendu, sa façon de procéder non par analyse mais par synthèse, un retour en Valais en 1907, à Lens, pour trouver le cadre à son livre Aimé Pache, peintre vaudois, concourent à le transformer et l' aident à conquérir sa vision des choses.
Ainsi, peu à peu, sans sacrifier à la mode littéraire et au succès facile, il serre de plus en plus près son milieu originel pour essayer d' en extraire la seule et vraie expression possible. Son plus grand souci, c' est de trouver son exacte position, se mettre d' abord à sa place, mettre autour de soi les choses à leur place, savoir qui on est, savoir d' où on vient, savoir où on va. Il veut cerner au mieux sa raison d' être et surtout, prendre l' exacte mesure de la taille de l' homme, saisir l' homme sur le vif, dans sa vie, dans sa lutte au sein d' une montagne, grande, sans doute, mais souvent hostile.
Ramuz veut atteindre, comme Marcel Proust, la sensation pure et, comme Cézanne, il entend la trouver par l' observation directe.
En paysan têtu qu' il est, il livre avec l' écriture un véritable combat pour qu' elle colle au roc comme la terre, l' herbe et le vent, comme la pluie et la neige, pour qu' elle y tombe goutte à goutte comme la sueur de l' homme qui y vit, comme son rare bonheur aussi.
Ne disait-il pas: Je ne suis qu' un pauvre homme, un pauvre homme toujours plongé dans son combat avec la vie, avec les mots, avec la J' étreindrai la langue et, écrivait-il dans son Journal, la terrassant, lui ferai rendre gorge et jusqu' à son dernier secret, et jusqu' à ses richesses profondes, afin qu' elle me découvre son intérieur et qu' elle m' obéisse et me suive rampante, par la crainte, et parce que je l' ai connue et intimement fouillée. Alors, m' obéissant, tout me sera donné, le ciel, la mer, et les espaces de la terre - et tout le cœur de l' homme.
Au début, il a cherché la manière dont il pourrait s' exprimer le plus sincèrement possible, et il a fait ses premiers pas sur une voie toute neuve. Parfois, peut-être, a-t-il trébuché. On lui a reproché de ne pas toujours avoir été logique avec lui- même, d' avoir écrit en un français incorrect.
Sans doute y a-t-il eu, au départ, certaines errances. On en a notamment relevé dans Aline, un roman tragique où Ramuz a mis à l' épreuve les vertus de la prose, peut-être d' une plus belle matière que le vers, et plus malléable, plus apte à imiter la vie comme le confiait l' auteur à son ami Edouard Rod. A noter que l' histoire d' Aline se présentait d' abord sous la forme d' un long poème en alexandrins. Mais Ramuz l' a transposée ensuite en prose pour mieux exprimer la vie.
Si l'on croit qu' il y a parfois chez Ramuz une certain maladresse, quant à la tournure de la phrase, ce n' est pas tout à fait exact, c' est plutôt une naïveté voulue qu' il faut y voir. Il s' identifie, en effet, presque toujours avec ses personnages et conduit son récit comme le ferait l' un d' eux.
Rien n' est plus émouvant ni plus nature!, à ce propos, que la description qu' il nous donne, dans La Grande Peur dans la Montagne, de la fuite de Joseph, un des protagonistes, quittant cet alpage escarpé où la maladie a fait mourir les bêtes et les hommes:
L' air était gris et pâle, les rochers étaient de la même couleur que l' air et le del qui se trouvaient partout confondus dans une espèce de brume de chaleur. Joseph a avancé le pied avec précaution dans les couloirs que remplissait à moitié tout un menu gravier, qui cédait sous la semelle. Il allait vers les neiges, il était déjà plus haut que la glace, allant vers les névés qu' on voyait être suspendus dans les limites de la terre à des arêtes, comme une lessive à son cordeau.
Lyrisme de Ramuz bien caractéristique, mais lyrisme contenu sans cesse et dirigé par la raison. Ces deux forces se pénètrent si complètement l' une l' autre, comme l' a écrit René de Week, que leur résultante apparaît comme le produit d' une fusion intime. La forme ainsi chez Ramuz est inséparable du fond.
Il impose à son talent des règles strictes. Il veut et il s' efforce de nous faire toucher du doigt les choses dont il parle. Ses descriptions acquièrent, par le fait même, une soudaineté, une couleur, un relief étonnant.
Ah! Derborence, tu étais belle, en ce temps-là, belle et plaisante et accueillante, te tenant prête dès le commencement de juin pour les hommes qui allaient venir. Ils n' attendaient que ce signe de toi. Un après-midi, le bruit diffus et monotone du torrent dans sa gorge laissait entendre, en s' entrou, le tintement d' une sonnaille; il était percé et fendu. On voyait paraître une première bête, puis dix, puis quinze, puis jusqu' à cent. Le petit berger des chèvres soufflait dans sa corne.
Une profonde volonté de dépouillement, d' ascétisme littéraire dirige constamment son œuvre, lui faisant éviter tout embellissement factice, nourrissant une langue vigoureuse et fière, à l' image de la montagne où le drame est toujours en suspens.
Fidèle à son pays, Ramuz ne veut, d' aucune façon, en trahir l' esprit ni la forme et sa voix est la même que celle qui sort des torrents et qui parle dans les arbres, quand le vent souffle dans le grand espace où l' homme lutte devant les forces immenses qui sont libérées. Et c' est Présence de la Mort et Si le Soleil ne revenait pas.
Son œuvre est naturellement chrétienne, comme le Valais qu' il a chanté aussi et qui a fait surgir en lui le sens de la grandeur, œuvre chrétienne qui semble disposée à l' accès d' un Christ paysan qui choisit un arbre de la forêt pour donner un sens éternel à la douleur du monde. Chantre du Valais où a vécu Rainer Maria Rilke, le poète des Quatrains Valaisans.
Les Quatrains Valaisans et le Chant de notre Rhône ont célébré d' ailleurs avec le même amour, mais chacun avec une ferveur qui lui est propre, l' attachement de Rilke et de Ramuz à la terre du Valais, terre sarrasine et méridionale où le roc brûle sous l' éclat du soleil. Mais, dans son Chant de notre Rhône, la langue ramuzienne si souvent rocailleuse, dure et pesante se fait plus fluide et musi- cale comme l' eau du fleuve. Ecoutons plutôt son chant du Rhône valaisan, lorsqu' il lèche les bords de la montagne, et que défile le paysage:
Eglises vieilles et neuves, petites et grandes, églises de pierre, la pierre partout, la vigne partout, ici déjà les étages de vignes, les vieilles vignes, les vieux plants: muscat, fendant, umagne, rèze, amigne, l' une sur Vautre par étages et marches du côté du nord.
Si la langue de Ramuz nous heurte moins dans ce recueil, il convient de le regretter un peu, car elle fait partie de sa fascinante originalité. Et cette originalité se justifie pleinement, faisant penser parfois à Claudel, Ramuz aimant à présenter, dans ses manuscrits, sa phrase comme un vers libre, isolé par du blanc.
Il faut être pour ou contre Ramuz, écrivait Henry Poulaille qui a été, en France, l' un des défenseurs les plus passionnés de l' auteur de Derborence. Pour ou contre Ramuz, c' est le titre aussi d' un essai publié dans les Cahiers de la Quinzaine, auquel ont collaboré Jacques Maritain, Henri Pourrat et d' autres encore qui ont reconnu dans l' écriture du maître les vertus essentielles que doit présenter toute œuvre puissante et vraie.
La vérité est, sans contredit, la qualité majeure qui se dégage de l' œuvre de Ramuz. Grand ima-gier avant toute chose - Mes idées me viennent des yeux, si fai des maîtres, c' est chez les peintres, a-t-il souvent déclaré - il a tenu, en outre, à user du langage vaudois plutôt que du français classique, parce que cette langue était la sienne et qu' elle le liait davantage à son pays. C' est, grâce à cette langue vaudoise admirablement descriptive, que l'on trouve, sous la plume de Ramuz, des images neuves, jeunes, libres, ensoleillées ou tragiquement sombres comme son pays aux aspects contradictoires où le bonheur et le malheur se côtoient souvent, tels le soleil et les nuages. N' est pas Ramuz aussi qui influença, par sa conception très particulière du style, des écrivains comme C. F. Landry, André Chamson, Giono et Henri Pourrat lui-même. Son verbe recrée le monde et lui impose son unité.
Depuis près de vingt ans que je passe mes vacances à courir la montagne, sur les sentiers au flanc du pays vaudois et valaisan, jamais je n' ai trouvé meilleure expression des terres d' en haut que chez Ramuz. Ecoutons plutôt ce calme des hauteurs qui émane de l' une des Nouvelles qu' il a écrites:
Vousêtes assis sur une pierre.Vous vous tenez penché en avant, les bras sur les genoux, vous écoutez. Personne. Le vent qui passe. Il faut prêter l' oreille plus attentivement pour distinguer enfin dans les profondeurs du silence ce frémissement léger comme quand une feuille morte glisse sur la terre sèche.
Les mots de Ramuz! C' est de la vie qu' il a prêtée aux choses. Sous leur apparente naïveté, ils plongent, en fait, au plus profond d' elles. A les lire, on contacte du pays son inaltérable pureté. On est grave sans mélancolie, paisible sans indolence, content d' être et de penser comme disait Jean-Jacques Rousseau, en évoquant les cimes alpestres s' élevant au-dessus du séjour des hommes.
Parmi les artistes de l' écriture, Ramuz reste, dans son pays, notait Edmond Jaloux, toujours et malgré tout, le premier. Ses livres sont uniques parce qu' ils révèlent d' étranges beautés que l'on ne trouve nulle part ailleurs.
Et ces beautés résultent surtout de ce que Ramuz a su concilier le particulier et l' universel dans le fondamental. Il n' est que de citer cette phrase pour s' en convaincre: Je me poserai sur une motte de terre dans ma vigne et je creuserai jusqu' au centre de la terre.
Ouverture du particulier à l' universel, c' est par ce côté que Ramuz peut être considéré comme un classique, autant que par sa passion de l' authentique et la personnalité de son style.
Du particulier à l' universel! Maurice Zermatten nous apporte un témoignage tangible de ce phénomène ramuzien. Dans sa villa La Muette à Pully, Ramuz travaillait face à la lumière, face au lac Léman, mais la lumière n' entrait jamais avec abondance, soit que les ramures du jardin l' eussent tamisée, soit que les fenêtres trop basses en eussent barré le flot. De même, le lac n' apparaissait pas dans son immensité, à peine pouvait-on deviner sa présence entre les branches, par-dessus les toits d' autres maisons. Il suffisait. Ramuz n' avait besoin que d' une petite part pour deviner i' ensemble. Ce rond d' eau le portait à l' océan.
La montagne! Ramuz en a laissé un émouvant message, exprimé dans une langue toujours aussi vivante où les mots prennent la pulpe, le volume, le poids et le suc de chaque chose. Ramuz et la montagne, dialogue sublime où l' homme et la nature s' unissent pour ne faire qu' un et pour être plus convaincants encore.
A une époque où l' abstrait et l' artificiel semblent l' emporter sur la vie elle-même, il est réconfortant de relire Ramuz et de se laisser pénétrer par la chaleur humaine qui se dégage de son style et de l' expression de son œuvre, une œuvre qu' il a profondément vécue.
Chez lui, plus que chez tout autre, il n' y a pas de frontières entre la vie et l' art. Comme l' écrit pertinemment Bernard Voyenne dans son livre C.F. Ramuz et la sainteté de la terre: « Ce que dit le poète, c' est sa propre vie, et c' est la vie des autres, telle qu' il l' a sentie, en vivant lui-même parmi eux et comme eux. L' art donne un sens et une permanence à la vie, mais il ne saurait suppléer à la vie. L' art, c' est revivre, mais pour revivre il faut d' abord avoir vécu. » Ramuz, plus que quiconque, a insisté tout au long de ses romans et poèmes, sur cette primauté d e la vie embrassée, dit encore Bernard Voyenne, à l' instant précis où elle s' anime et coule; il voulait que rien ne soit exprimé qui ne vienne d' une palpitation, d' un geste, d' un contact avec le vivant et qui ne révélât une démarche de tout l' être.
Et c' est par cette conception très personnelle de l' écriture que nous sont rendus si présents, je crois, et si près de nous, au point qu' on croirait les toucher et les entendre parler, les personnages de ses livres.
Par-dessus tout, l' auteur revient constamment à l' humain, à travers ses paysages de montagne souvent entourés d' un certain mystère sur lesquels il se garde bien de jeter trop de clarté, de peur de briser le charme et le sortilège qui s' en dégagent. Mystère, jeu d' ombres et de peu de lumière qui créent cette attachante beauté de la montagne qui n' apparaît, nulle part ailleurs, plus ensorcelante que chez Ramuz.
Voilà, à mon sens, les qualités majeures et le secret de son style dont la prenante simplicité s' accorde au mieux avec les sujets qu' il a traités.
Ramuz, c' est la vie élémentaire et rude, franche et sensible. C' est pour cette raison que son message sera toujours entendu par ceux-là qui méritent vraiment d' être appelés des hommes.