Javelle au Mont Blanc
Avec 4 illustrations ( 45—48Par Jules Guex
Si les descriptions d' ascensions de Javelle sont d' admirables pages et réunissent des qualités rarement assemblées, c' est que la montagne exerçait sur lui une sorte de fascination et faisait naître en lui comme un délire sacré. « On m' a bien souvent sermonné sur mon fol amour des régions sau-«vages... J' y retournerai toujours tant qu' il me restera des forces. Malade, « je m' y ferai traîner... C' est là que je voudrais mourir. C' est dans cette « inaltérable paix des cimes que je voudrais éternellement dormir... Il y a « dans mon âme comme un feu perpétuel et sacré, la passion des pics inacces-«sibles... Qui n' a rêvé parfois de voir le monde tel qu' il était avant l' appa des hommes, la nature encore seule avec elle-même!... Nous aimons « celui qui nous aime, celui qui s' oublie en notre sein, me crie la voix des « montagnes, des glaciers et des sommets 1. » Entre toutes les hautes cimes des Alpes, il en est une qui l' a obsédé dès son enfance: le Mont Blanc. Un jour, en 1857 ( Javelle avait dix ans ), son oncle maternel, qui avait couru les Alpes en botaniste, voulut récompenser son neveu qu' il choyait des bonnes notes rapportées de l' école. Il ouvrit son herbier, et l' enfant put effleurer une petite plante moussue dont l' étiquette disait: Androsace — rochers du Mont Blanc. « Il n' est pas de jouet que je « n' eusse donné pour la posséder, cette petite mousse fanée avec les par-«celles de terre qu' elle retenait encore entre ses racines... de la vraie terre « du Mont Blanc. » Et il attendit vingt ans pour réaliser son rêve, tenir sous son pied le souverain des Alpes. Ce devait être et ce fut le grand événement de sa courte existence.
Dans la nature alpestre, Javelle ne cherchait pas seulement les joies du grimpeur, les résistances qui suscitaient son énergie et mettaient à l' épreuve son endurance et son courage; il ne cherchait pas seulement les beautés étranges des rochers et des neiges dont les merveilles deviennent nos joies. Avant tout, il voulait y prêter l' oreille au langage que la nature, dans sa sauvagerie la plus extrême, fait entendre aux âmes capables de comprendre ses lois universelles et souveraines. Il n' était pas de « ceux qu' amène la mode, « qui viennent pour être venus et qui traversent sans comprendre! » Et mieux que toute autre cime, le Mont Blanc, « la Montagne des Montagnes », pouvait être pour lui la haute retraite dans la solitude immaculée des neiges, le temple sans toit où lui seraient révélés « le rythme éternel, la conscience 1 Dans la présente étude, les guillemets signaleront au lecteur les passages tirés de l' œuvre de Javelle, soit: des Souvenirs d' un alpiniste, des fragments du Curriculum vitae cités par Rambert, des notes sur le Mont Blanc ( La Montagne, revue du C.A.F., 1933 ), et de quelques ébauches, encore inédites, qui sont dans nos mains et auxquelles Javelle avait donné des titres peut-être provisoires: Une cime vierge — Le Génie de la Montagne — La Voix de la Montagne — La Montagne à l' homme.
« universelle et l' infini de Dieu... Les voix des hommes, leurs discours, leurs « grands ouvrages nous masquent la nature... Les arts, les sciences ne sont « estimables que dans la mesure où ils nous font entrevoir l' infini. » Pour voir aussi loin, il fallait monter très haut. Le Mont Blanc lui paraissait être la plateforme extra-humaine d' où il pourrait scruter le ciel et approcher de cette connaissance « des Brahmanes de l' Inde antique, abîmés dans leur « extase au milieu des hautes solitudes de l' Himalaya ».
Si nous n' étions de ceux qui ont connu la sincérité et la loyauté de Javelle, nous serions embarrassé pour répondre à ceux qui voudraient ne voir en tout cela qu' une réédition moderne de la Profession de joi du vicaire savoyard. Sans doute, ces pages de Rousseau, que Javelle lut avec émotion dans sa dix-septième année, il les a profondément admirées; sans doute, elles ont donné le branle à ces méditations ardentes où il mettait toute la force de son âme, mais il serait odieux et ridicule de lui prêter je ne sais quelle attitude de cabotinage littéraire et de prétendre qu' il s' est hissé sur le toit de l' Europe pour déclamer de plus haut que le vicaire de Jean-Jacques. On n' a pas le droit de voir ici autre chose qu' une évidente analogie entre deux âmes également troublées par les problèmes les plus ardus et, peut-être, les plus insolubles. M. Henry Bordeaux a évoqué avec d' assez justes motifs, parmi les prédécesseurs de Javelle, le nom de saint François de Sales, qui, appelé par son ministère à Chamonix, écrivait à Mme de Chantai, le 8 août 1606: « J' ai rencontré Dieu tout plein de douceur et de majesté parmi nos plus hautes et plus âpres montagnes... Je n' entendais que quelques mots de leur langage, mais il me semblait qu' elles disaient de bien belles choses. » Qu' on ne croie pas surtout que nous cherchions ici à tracer de Javelle un portrait embelli, paré d' une auréole illusoire et mensongère. Comme on le verra plus loin, il suffira de le laisser parler.
Lors de sa campagne alpine de 1877, Javelle reprend, comme compagnon de course, son élève et ami Maurice Muret, âgé de quatorze ans, qu' il avait conduit l' année précédente à l' Untergabelhorn, au Mont Rose et au Strahlhorn. Ils ont avec eux un jeune Salvanin de dix-sept ans, Gaspard Coquoz ( 1860—1934 ), déjà engagé comme porteur par Javelle en 1876, et qui voua à son initiateur dans sa brillante carrière de guide une affectueuse et reconnaissante vénération. Au début de juillet 1877, ils avaient gravi la Garde de Bordon, le Pigno de la Lex et le Besso par un chemin nouveau et difficile. Puis ils se rendirent à Courmayeur avec de grands projets. Sous la conduite de l' excellent et jeune guide local Séraphin Henry, et en compagnie d' Edmond Béraneck qui les avait rejoints, une première tentative au Mont Blanc échoua à cause des intempéries. On s' en consola en escaladant sans guide le Flambeau du Ruitor et l' Aiguille de la Sassière.
Le beau temps revenu, on reprit le grand projet et, Séraphin Henry n' étant pas disponible, Javelle engagea le guide Julien Grange, dont j' es, à la fin de cette étude, d' esquisser les allures pittoresques. Béraneck avait dû regagner Lausanne. C' est une curieuse caravane que celle qui part de Courmayeur en ce matin du 4 août 1877: un homme de 30 ans, un collégien de 14 ans 1 un porteur de 17 et un guide valdôtain qui, à lui seul, comptait presque autant d' années que ses trois jeunes compagnons réunis.
« Avec toute la gravité qu' on met à accomplir un des actes les plus impor-«tants de sa vie », Javelle chemine vers Entrèves et le Val Veni, car il ne veut pas aborder la cime idéale par la voie banale de Chamonix, mais par ses hautes murailles italiennes, farouches, imposantes, mystérieuses, où ne s' en aujourd'hui encore que les grimpeurs éprouvés. Malgré le sauvagerie du glacier de la Brenva et des rébarbatives arêtes de Peuteret, les mayens de Purtud, de Lazy et de Plan-Veni sourient sous le ciel pur. « C' était l' Alpe « paisible et silencieuse; au moment où nous passions, les montagnards la « fauchaient; l' air était parfumé de cette forte et bonne senteur des herbes « fraîchement coupées... Çà et là, dans les prés, des femmes en collerettes « blanches et coiffes rouges allongeaient leurs râteaux; on entendait de gais « éclats de voix et la sonnerie des vaches dispersées paissant sur les pentes « voisines2. » Bientôt on a dépassé les derniers chalets et la cantine de la Visaille; derrière les moraines grises de Miage apparaissent « les lentes et tristes pentes « où les flaques de neige vont dessiner le mélancolique profil du col de la « Seigne ». Après une halte près du Lac Combal, on tire à droite sur les pierres qui recouvrent d' un lugubre manteau le glacier de Miage italien, mais « le « ciel reste doublement bleu, puisque d' Italie et des Alpes. » Au plan du glacier, vers les 2400 m ., il faut traverser les séracs inférieurs du glacier du Mont Blanc pour rejoindre, à gauche, par un couloir et quelques gazons, le pied du Rocher du Mont Blanc. Et c' est le gîte, une petite cabane en bois, inaugurée deux ans plus tôt, le 25 juillet 1875, située près d' un ruisseau, à 3107 m. On l' appelait alors, très improprement, cabane de l' Aiguille Grise 3. Aujourd'hui, il n' en reste que des vestiges, mais, 300 m. plus haut, elle a été remplacée en août 1885 par la cabane Quintino Sella ( 3370 m. ).
Après une marche de sept heures, c' est le repas, frugal sans doute, l' ins dans le refuge austère avec son lit de camp, sa table et ses deux banquettes. J' imagine une courte veillée dans un silence fiévreux à la veille de l' assaut. « A neuf heures et demie, il y eut un long roulement de tonnerre, « puis, comme s' il avait fait taire les autres, il n' y eut plus rien. » Peut-être est-ce alors que Javelle se dit à lui-même: « Je ne regrette point d' avoir « attendu. Il faut une âme d' homme pour entendre quelque chose d' aussi 1 Ce vaillant et précoce alpiniste, aujourd'hui M. le Dr med. Maurice Muret, professeur honoraire de l' Université de Lausanne, détient encore, presque sûrement, le record du jeune âge pour la traversée du Mont Blanc, de Courmayeur à Chamonix. Pour le parcours français, par les Grands Mulets, on sait que le record fut longtemps celui de R. Charlet ( 11 ans 6 mois ), fils de Jean Charlet- Straton, vainqueur du Petit Dru. Depuis lors, une jeune Anglaise, dont j' ignore le nom, atteignit la cime du Mont Blanc à 11 ans 4 mois. Je rappelle que feu Henri Brulle, l' éminent alpiniste français, fit la même ascension à 80 ans.
2 Ces citations de Javelle sont empruntées, je le répète, au bel article de M. Freyss ( La Montagne, 1933 ), à qui on exprimera la reconnaissance des alpinistes et le regret que les circonstances ne lui aient pas permis de tout publier.
3 Voir Le Mont Blanc de Durier, édit. Vallot, 1923, p. 313, note 1.
« grand. Il faut que le monde soit un théâtre où l'on ait vécu pour venir le « contempler. » L' aube du 5 août annonce une journée chaude et sereine. Par un embranchement de glace, on atteint une selle neigeuse, d' où l'on redescend en quelques pas sur le glacier du Mont Blanc proprement dit. Mais Javelle ne se sent pas bien. Il faut son énergie coutumière pour le soutenir contre les symptômes d' un mal de montagne qui ralentira un peu son allure généralement rapide. On remonte et on traverse des pentes de glacier de 30° à 35°. Au-dessus d' énormes précipices de rochers brisés, les crêtes de granit rompent parfois la monotonie de l' ascension. Après une crête blanche, vers les 4600 m ., on appuie un peu à droite. « Et pendant ce temps, la bête montait, paraît-il, « montait toujours, car, au moment où j' étais au plus profond de mon rêve, « un cri de joie me réveilla... Mon guide allait toucher l' arête, cette grande « et belle arête finale qui, vue de la vallée, tranche sur le ciel d' une ligne si « pure et qui conduit au sommet par une pente insensible... Les grimpeurs « savent quelle forte impression fait toujours l' instant où le regard commence « à dépasser une crête... Mon cœur battait à tout rompre et toute mon âme « était dans mes yeux. Plus que cinq pas! Maintenant ma tête est au niveau « de l' arête; un pas de plus, mes yeux la dépassent, mais je ne vois rien encore « que la neige éblouissante; le ciel descend toujours, le ciel et pas d' horizon. « Sommes-nous donc au bord de l' infini et au-delà y a-t-il autre chose que le « monde?...
« J' étais au sommet du Mont Blanc... Tandis que mes compagnons fai-«saient éclater leur joie par des exclamations et des cris et que le jeune Mau-«rice voulait même nous faire chanter un chœur, je ne pus que m' asseoir, « fermer les yeux, et, la tête dans mes mains, je me sentis suffoqué par les « larmes. C' était cette joie qui ne peut arriver qu' une fois dans la vie, celle « d' atteindre le plus beau de ses rêves, l' idéal dans lequel on a mis tout son « cœur! Et, chose étrange, cette joie-là, dans sa première explosion fait « presque souffrir... J' y étais donc sur ce Mont Blanc si longtemps rêvé! « Je le touchais enfin, mon rêve de vingt années, et j' étais bien vivant, et « c' était bien réel. Cette neige, ces compagnons, ce ciel, cet horizon, c' était la « réalité! 0 Dieu, qui avez fait mon cœur, être infini, splendide et mystérieuse « source des choses, merci!...
« Oui, j' eusse voulu, moi aussi, entendre chanter, pas un chœur, mais « une symphonie grandiose et douce comme la neige, pour dire mon rêve « d' enfant si magnifiquement accompli... La vie avait pour moi changé « d' horizon; de même que j' allais descendre le revers du Mont Blanc, j' étais « maintenant sur l' autre pente de la vie...
« Il faisait beau, l' air était doux et parfaitement calme, et comme pour « nous inviter à jouir plus commodément de la fête unique qu' elle nous don-«nait, la nature nous avait préparé sur le sommet même une banquette « naturelle formée d' un bourrelet de neige que le vent avait soulevée et com-«modément arrondie à hauteur de siège. Grange y étendit un plaid...
« La grande originalité du Mont Blanc, c' est une vue qui remue la pensée, pas « belle, ni esthétique, mais philosophique... France, Suisse, Italie, de là-haut « ces mots n' ont plus de sens; il n' y a plus que le monde, la terre énorme dérou-«lant sous le ciel ses libres espaces... 0 humanité guerrière, si tu pouvais « un jour voir de là-haut le champ de tes batailles, peut-être comprendrais-tu « combien sont ridicules tes exagérations d' atome, tes colères de petite pous-«sière méchante, et alors tu t' arrangerais pour travailler en paix au but inconnu « auquel te conduisent de mystérieuses lois. Etre citoyen du monde!
« Je redescendis tout autre que je n' étais monté; quelque chose s' était « détendu qui avait pénétré plus avant dans l' universel secret!...
« Heure solennelle où j' ai touché à la fois le but suprême et le sommet « de ma vie; désormais plus rien qui n' en soit la répétition amoindrie! » Le respect qu' inspire la mémoire de Javelle devrait interdire tout commentaire. Cependant, pour répondre à une question qu' on a souvent posée, il est peut-être nécessaire de souligner cet élan mystique: « 0 Dieu, qui avez « fait mon cœur, être infini, splendide et mystérieuse source des choses, merci! » Il faut le rapprocher des paroles échangées entre le pasteur Alfred Ceresole et son ami Javelle, gravement malade, qui n' avait plus que quelques heures à vivre:
« Allez-vous à la destruction ou à la vie?
— A la vie.
Vous sentez-vous dans la main de Dieu?
— Seul il demeure, seul il est le vrai, le beau, le bien. J' ai eu soif de justice... et je vais à la justice. » La cime avait été atteinte vers les 2 heures de l' après. « Je me souviens, m' écrit M. le Dr Muret1, qu' après un séjour d' une demi-heure au sommet, après avoir prélevé quelques petits morceaux d' un grand drapeau français qui flottait alors là-haut, nous descendîmes assez rapidement par l' arête des Bosses et le Grand Plateau sur les Grands Mulets, où nous comptions passer la nuit: mais il fallut y renoncer, car on nous demanda là un prix tout à fait exorbitant pour une nuitée, sous prétexte que nous n' avions pas pris nos provisions pour monter au Mont Blanc, comme ceux qui venaient de Chamonix! Il fallut, bon gré mal gré, car nous n' avions que peu d' argent, descendre encore au chalet de Pierre Pointue, d' où nous gagnâmes Chamonix le lendemain, après un repos bien mérité. Là, nous avons appris que l'on nous avait bien aperçus non sans quelque étonnement sur le sommet, mais que l'on n' avait pas cru devoir tirer en notre honneur le coup de canon traditionnel à l' époque pour tous ceux qui atteignaient la cime, à condition, il est vrai, de partir de Chamonix. Il est de fait que l' ascension, par la voie que nous avions choisie, avait été faite rarement, et je crois me rappeler que, d' après Javelle, la nôtre était une des dix premières2. » Eugène Rambert suppose que Javelle voulait raconter son ascension pour en faire, non pas un article, mais un ouvrage, presque un volume. Ce 1 Lettre du 7 I 44. D' autres détails sur cette ascension mémorable m' ont été donnés par M. Muret, à qui je réitère ici l' expression de ma gratitude et mes félicitations pour le bel exploit de sa jeunesse.
2 La « première » datait de 1872.
récit eût été à ceux qui l' ont précédé ce que le Mont Blanc est à ses vassaux. Cette hypothèse paraît discutable, si l'on en juge par les ébauches trop rares et fragmentaires qu' a publiées La Montagne. On croirait plutôt que Javelle, une fois de plus, a renoncé volontairement, sentant sa plume incapable de dire son rêve transcendant et mystique.
Le mercantilisme des Chamoniards de jadis était une déplaisante reprise de contact avec les réalités de la plaine. Javelle avait-il au moins à ses côtés un de ces guides qu' on pourrait appeler les grands seigneurs de la montagne, un Michel Croz, un Melchior Anderegg, un Franz Lochmatter, dont la dignité, la distinction et le noble caractère faisaient les égaux de l' élite de leurs « voyageurs »? Ou bien un hasard facétieux aurait-il attaché à la même corde un Ariel, philosophe-poète aérien et rêveur, avec un Caliban monstrueux et vulgaire? Qui était donc ce Julien Grange, auxiliaire non indispensable mais engagé par prudence?
Imaginez un Hercule de poche, trapu, large d' épaules, aux muscles durs, laid, rouquin, qui, quand on lui parle, vous regarde dans le blanc des yeux, les pouces dans l' entournure de son gilet et qui, sur les grandes routes, titube comme un ivrogne, armé d' un piolet d' un mètre et demi, presque aussi long que lui. Les guides courmayeureins avaient presque tous un de ces surnoms que rendent nécessaires les homonymies fréquentes dans les villages, sobriquets pittoresques tels que: Turisa, Sergent, Domité, Fass, Rogalla, Saint-Francei, Gaccia et même Cacagnon. Notre homme signait: Grange Julien dit Laberge, qu' il serait peut-être injuste de traduire par: l' Auberge, le Cabaret, la Pinte.
Que savons-nous de ses défauts et de ses qualités? Grange voulait percer à tout prix, par tous les moyens. Il vante très haut ses exploits, les exagère à l' occasion, se dit le leader d' une cordée où il n' est parfois qu' un modeste porteur, et, jonglant avec les dates, prétend avoir gravi l' Aiguille Verte en 1864, un an avant la « première » de Whymper. Il est vrai que la concurrence était vive entre les quarante guides qui se disputaient une clientèle fort restreinte, et malheur à ceux qui, comme lui, n' étaient pas dans les bonnes grâces des portiers d' hôtel, dispensateurs des courses, des « ports », comme on disait à Courmayeur. Débrouillard comme ces contrebandiers piémontais dont il avait le physique, notre homme se moque des règlements et esquive parfois les rigueurs du code, grâce aux broussailles de la procédure ou à quelque soi-disant insuffisance de preuves. De là, une impopularité évidente, des mécomptes injustes tels que le refus de certain « diplôme d' honneur » qu' un jury partial et maladroit devait décerner aux guides, non d' après leurs mérites professionnels, mais au pro rata de leurs vertus civiques et familiales. Et Grange protesta dans un long et pittoresque mémoire1, éloquent, nourri de faits vrais et faux, tendancieux au possible, d' une orthographe phonétique où la Jungfrau devient l' A yon-Frau, le Finsteraarhorn le Filistravorne, et Mr. Walker M. Vocca.
1 Il a été reproduit in-extenso dans la revue Augusta Prœtoria ( 1923 ). En voici le titre: Narration des premières tentatives d' ascension du Mont Blanc ( Italie ) et autres montagnes, par moi Grange Julien dit Laberge ler Explorateur.
Il est dur à lui-même, et plus encore aux autres, il traite les porteurs comme des bêtes de somme, mettant dans leur sac la lourde tête de son piolet démontable. Agité, très terre à terre, too practical, dit un de ses clients anglais, il semble parfaitement indifférent aux beautés des sommets qu' il explore pour les exploiter.
Mais, malgré ses défauts, il a quelques-unes des qualités du grand guide. Persévérant, opiniâtre, entreprenant, voulant à tout prix arracher à « ces bougres de Chamoniards » leur lucratif monopole du Mont Blanc, il explore toutes les voies d' accès italiennes: col du Géant, col du Midi, Mont Maudit, pour commencer. Grâce à son initiative, en 1863, on construit au pied de l' Aiguille du Midi la première cabane, qui coûta... 60 francs! Conduit par lui, sur ce parcours, en août 1863, Mr. Head « vit le Mont Blanc sous ses pieds! » Et ce sont ensuite des tentatives par la Brenva, par les arêtes de Peuterey ( 1874 ), par l' Innominata, où il arriva le premier en 1873; c' est lui encore qui, le premier, part de Courmayeur ( pour le Mont Blanc ) et y redescend par les voies italiennes du glacier du Dôme ( 1868 ) et du glacier du Mont Blanc le 7 VIII 1873. En 1865, jaloux du succès de Whymper aux Grandes Jorasses ( sommet Ouest, 4184 m .), il entraîne quelques-uns de ses camarades sur la même cime. « Leur conduite, dit Whymper, en cette circonstance fut digne des plus grands éloges et présente un remarquable contraste avec celle des guides de Chamonix. » En 1868, il partage avec Melchior Anderegg la gloire d' une « première » au sommet Est, le plus élevé ( 4208 m .), où ils mènent Mr. Walker. Le 14 VII 1872, « première » de l' Aiguille de Léchaux.
Aussi bien, les voyageurs le disent fidèle, prudent, sagace, d' une complaisance à toute épreuve et d' une bonne humeur invariable. Et quel entraîneur que ce Julien! Sans lui, seraient-ils parvenus « sur le piédestal qui domine l' Europe du Caucase à l' Atlantique », ces deux Milanais dont l' un était chaussé de bottes fines et avait la sensation de marcher pieds nus sur la glace, et dont l' autre pesait « au moins dix myriagrammes »? Un autre jour, sa caravane refusait de franchir sur un méchant pont de neige une crevasse de 5 m. de large. Grange avance d' un pas assuré jusqu' au milieu du pont et saute à pieds joints sur la neige amollie. On le suivit. A plusieurs reprises, sa prévoyance et son expérience des dangers objectifs sauvèrent ses voyageurs, et il faut admirer sa présence d' esprit, sa décision rapide et salvatrice. Le 20 VIII 1877, quinze jours après l' ascension de Javelle, repoussé par la pluie, la neige et un vent furieux, M. F. Gonella redescendait les séracs du glacier du Mont Blanc, attaché entre un porteur et le guide J. Grange, lorsque, à la traversée d' un couloir, une énorme masse de glace dégringola sur la caravane. « Une crevasse sans profondeur s' ouvrait à leur gauche, raconte Durier. Au commandement de Grange, ils s' y jetèrent tandis que les blocs se ruaient par-dessus leurs têtes. Moins prompt cependant dans ses mouvements, le porteur fut culbuté et son poids entraînait M. Gonella sur la pente, quand Grange, se cambrant dans la crevasse et tirant vigoureusement la corde, les retint tous deux et, grâce à sa force, les sauva de ce nouveau danger, après les avoir sauvés du premier par sa présence d' esprit. Malheureusement, un second porteur, qui cheminait seul à l' avant, avait été balayé par l' avalanche et gisait sans vie au milieu de ses débris, à cent cinquante mètres plus bas. » Il semble donc que Javelle avait bien choisi son auxiliaire. La cordée du 5 août 1877, qui comptait deux très jeunes et précieuses existences, était protégée par un chien de garde vigoureux, vigilant et fidèle.
Vevey, février 1944.