Horace-Bénédict de Saussure et la littérature alpine
Par Marcel Raymond.
Pendant près de 150 années, l' Angleterre et les pays de langue française ont porté, tour à tour, le sceptre de la littérature alpestre. On peut penser même, que la « suite anglaise », telle que la dessine Mlle Engel, dans sa belle étude sur la littérature alpestre au 18e et au 19e siècle, suite qui va de Gray à Wordsworth, à Shelley, à Byron, à Ruskin — et je ne dis rien des peintres — l' emporte en valeur et en variété sur le groupe des romantiques de France, Ramon de Carbonnières, Sénancour, Chateaubriand, Hugo, Lamartine, Michelet, Th. Gautier. Car Chateaubriand, malouin, petit-fils de corsaire, n' aime pas les Alpes ( « Mille toises gravies dans l' espace ne changent rien à ma vue du ciel » ); Hugo ne s' amuse qu' au déchiquetage des rochers simulant des ruines gothiques; Jocelyn, immobile au seuil de la grotte des aigles, est hanté de souvenirs italiens, où se reflètent l' or et l' azur des Apennins; le livre de Michelet, La Montagne, ne soutient pas la comparaison avec son livre de la Mer. De tous les Français, les plus originaux sont sans doute les premiers en date, Ramon, l' auteur du Voyage aux Pyrénées de 1789, Sénancour, l' auteur d' Obermann, et le dernier des romantiques flamboyants, Th. Gautier, grand écrivain-peintre. Chez Ramon, en effet, et chez Sénancour, toute la fraîcheur de la découverte des solitudes, une puissante aspiration à l' infini, le sentiment de la permanence des choses dans la vie et dans la mort, le sens métaphysique enfin, animent des visions admirables, vivantes encore après un siècle et demi. Mais avant eux se placent les Genevois, J. J. Rousseau et Horace-Bénédict de Saussure.
Que la littérature alpestre date de Rousseau, cette vérité reçue paraît indiscutable. 1761: « Lettres de deux amants habitant une petite ville au pied des Alpes »; Clarens, Meillerie; Le voyage de Saint Preux dans le Valais; la Lettre envoyée du Valais à Julie. « Le chant assez gai des bécassines », qui s' élève dans la nuit du Léman, retentit d' écho en écho dans l' Europe entière. Mais le succès de Rousseau est si considérable qu' il impose des images et paralyse l' invention. On ne verra que ce qu' il a vu, on n' aimera que ce qu' il a aimé. A-t-il contemplé avec beaucoup de sympathie les hauteurs? C' est aux premières pentes qu' il s' attarde; il y trouve « un mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée qui montre partout la main des hommes »; « des vignes dans les terres éboulées, d' excellents fruits sur les rochers », voilà pour lui plaire; il lui faut des eaux ruisselantes et des ombrages, des « accidents » qui l' attachent, un pittoresque où quelque chose, toujours, rappelle l' homme, et « qui parle à l' âme ». ( On définit à peu près ainsi, vers 1775, le paysage romantique. ) Berger extravagant, jusque dans ces Préalpes encore riantes, et berger d' Arcadie, c' est l' âge d' or que désire Rousseau. Les descriptions des montagnes occupent moins de place dans sa prose que les thèmes d' une sociologie sentimentale qui lui est suggérée par l' existence si pure des « Montagnons » — du moins il l' imagine telle. Avant lui déjà, Haller, dont le poème des Alpes fut traduit en français en 1750, avait fait vibrer cette même corde moralisante. Désormais les pèlerins se succèdent à Clarens et à Meillerie; les Parisiens, dans leurs jardins français, rêvent des montagnes, et les Parisiennes, dit la chronique de la haute couture, portent des « robes à la bergère des Alpes ». Bien plus, en l' an de grâce 1777, le Journal de Paris entretient ses lecteurs d' un paradis retrouvé, dans une vallée fermée, mystérieuse, où nul voyageur ne s' est aventuré, près de Zermatt.
En voilà assez: le doyen Bridel, grand « helvétien », réclame un retour au vrai: « Je ne suivrai jamais le système d' un poète français qui a décrit nos glaciers sans les avoir vus. » La protestation du doyen date vraisemblablement de 1780. L' année précédente avait paru à Neuchâtel le premier tome des Voyages dans les Alpes d' Horace de Saussure. Il appartenait à un homme de science, Genevois comme Rousseau, mais physicien, géologue et écrivain, de donner le signal de ce retour au vrai et de composer le plus nouveau des récits de voyage alpestre, à sa date; il n' en est peut-être pas, dans tous les temps, de plus sincère.
De Saussure est instruit par Buffon, son maître ( qu' il ose plus d' une fois contredire ); les sobres et puissantes pensées de la Théorie de la Terre sur les origines et les fins dernières du globe ont nourri ses méditations. Mais son originalité littéraire, qui est un don de nature, est aussi la conséquence de son attitude scientifique. Il écrit ce qu' il voit, ce qu' il fait, sans rien ajouter ni retrancher — d' après des notes qu' il rédige sur place, ou avant 24 heures.
La probité de de Saussure... Le mot retrouve ici son plein sens et comme une saveur inconnue. On l' a jugée excessive, parce qu' elle le retint longtemps de publier ses observations. Cette même attention scrupuleuse à ne rien farder se lit à chacune de ses pages; la présence de l' homme y est partout sensible. Etudiant il y a quelques semaines — pour la première fois, je l' avoue — ses récits de voyage aux environs de Genève, autour du Mont Blanc, suivant le détail de ses tentatives manquées pour atteindre le sommet, puis le compte rendu de l' ascension de juillet 1787, celui du séjour au Col du Géant, du Voyage au Mont Rose, j' entrai peu à peu dans' la familiarité d' un grand honnête homme, je goûtai toujours mieux tant de maîtrise de soi, de calme, de courage — il dort toute la nuit, excellement, à mi-hauteur du Mont Blanc qu' il gravit, lui, le premier, avec 18 guides et porteurs, après Balmat et le Dr Paccard; une autre fois, il s' immobilise sagement au-dessus de la crevasse que masque un très léger pont de neige, tandis que ses guides autour de lui s' affolent; il note ses faiblesses, et jusqu' à cette sorte d' irri qui le prend à la fin de son séjour au Col du Géant et qu' il attribue à l' altitude.
« Votre lettre est sublime sans que vous le sachiez, lui écrivait en 1787 le Prince de Ligne, parce qu' elle est claire et simple comme vous. » Je voudrais pouvoir dire sans jeu de mot que ce gravisseur de pentes jouit d' un merveilleux équilibre des facultés; et il se plaît à déceler cet équilibre sous les apparences du désordre et du chaos, dans le régime même des glaciers où les forces de création et celles de destruction se compensent, dans la composition des paysages de haute montagne dont il fixe minutieusement, dans ses descriptions, les masses et les plans. Il sait écrire avec netteté, avec une simplicité élégante, un peu sèche. Il faut être insensible aux qualités de précision et de brièveté de la langue française traditionnelle, telle qu' elle s' offre à l' effort de l' écrivain à la fin du XVIIIe siècle, pour n' aimer pas un fragment comme celui-ci, apparemment didactique:
« On croira peut-être que c' est une chose très pénible que de gravir une montagne couverte de neige, et cela est vrai lorsque ces neiges sont ou trop dures ou trop tendres. Mais quand on les trouve amollies au point de prendre l' empreinte du pied sans le laisser enfoncer entièrement, c' est l' appui le plus avantageux que l'on puisse avoir en marchant. Cette neige s' affaisse sous le pied, prend exactement sa forme, et fait ensuite toute la résistance nécessaire pour lui servir de point d' appui: c' est en quoi la neige diffère du sable et des cendres des volcans, qui fatiguent excessivement, parce qu' ils cèdent et fuient sous le pied, dans le moment même où il fait son effort pour chasser le corps en avant. Les neiges trop molles ont le même inconvénient. Mais si au contraire on les trouvait tout à fait dures, comme elles le sont toujours de grand matin après des nuits claires et fraîches, les pentes rapides seraient non seulement fatigantes, mais très dangereuses... » Ce passage choisi presque au hasard, parmi d' autres, également dépouillés de toute surcharge, où la rigueur s' allie au naturel, suffirait à justifier l' opinion d' un successeur et d' un élève de de Saussure dans l' art d' écrire, Tœpffer: « Ce que j' aime dans ces pages, disait-il en 1834, c' est cet esprit d' observation, à la fois supérieur et naïf, grave et bonhomme, qui embrasse les grands objets et qui ne dédaigne pas les moindres... cette imagination assez riche, assez élevée surtout, pour trouver toujours assez d' aliment dans l' exacte réalité... Chez de Saussure, l' amour de la vérité domine, tempère les plus brillantes facultés, et dans la description, dans la poésie, même fidélité, même candeur que dans la science. » Faut-il voir dans les récits de de Saussure un acheminement vers le sentiment romantique de la nature alpestre? On dira oui ou non selon la réponse qu' on aura faite à deux questions préalables: Dans quelle mesure de Saussure reste-t-il prisonnier de la vision classique, antique, platonicienne, d' une nature composée comme une architecture, commandée dans ses formes par une géométrie latente? Est-il capable, d' autre part, d' admirer, d' aimer ce qui l' effraie, de goûter, même inexplicablement, la « beauté » et les agréments de l' horrible — ou préjugé tel? La réponse à la première question n' est pas douteuse. De Saussure ne dirait pas comme Malebranche, au siècle précédent: « Le monde visible serait plus parfait si les terres et les mers faisaient des figures plus justes... s' il n' y avait point tant de monstres et de désordres. » Et c' est la science — qui n' empêchait pas Buffon de considérer encore les montagnes comme des « imperfections du globe terrestre » — c' est la science, parce qu' elle remonte aux origines et aux causes, qui l' invite peu à peu à voir les choses sous une autre lumière, à éprouver de nouvelles manières de sentir. Découvrir l' ordre dans le chaos, un autre ordre que celui des « figures justes », admettre l' existence de beautés irrégulières, s' élever en somme qu' à la compréhension de ce baroque rupestre, ou rocailleux, que définissaient récemment les esthéticiens et qui s' épanouit magnifiquement dans le paysage des Alpes, c' était aussi se préparer à aimer cette nature sauvage, horrible, effrayante. Les Romantiques s' abandonneront à ce nouvel amour. Aux* symboles mythologiques de l' Arcadie bienheureuse se substitueront peu à peu des symboles nouveaux; des liens, invisibles à la conscience, relieront ces paysages « extérieurs », immobiles pour l' éternité, et les chemins de l' esprit qui descendent aux Enfers du Songe, dans l' inconscient humain où les constructions de la raison le cèdent aux gisements primitifs, aux terrains vagues, aux sources vives.
De Saussure ignore ces angoisses et ces révélations intérieures par le truchement de la nature; et il n' y a pas trace en lui de panthéisme. Cependant, il s' étonne. Toujours sûr de lui, de sa raison, de sa foi, jamais tenté par ces mystérieuses noces avec l' univers que connaîtront les poètes du romantisme — et dont il rejetterait même l' idée si elle effleurait sa pensée — il observe en lui la présence obscure de ce sentiment double, l' attrait de ce qui terrifie: « Comment peindre à l' imagination — écrit-il au glacier de Talèfre — des objets qui n' ont rien de commun avec tout ce que l'on voit dans le reste du monde; comment faire passer dans l' âme du lecteur cette impression mêlée d' admiration et de terreur qu' inspirent ces immenses amas de glaces entourés et surmontés de ces rochers pyramidaux plus immenses encore; le contraste de la blancheur des neiges avec la couleur des rochers mouillés par les eaux que ces neiges distillent, la pureté de l' air, l' éclat de la lumière du soleil, qui donnent à tous ces objets une netteté et une vivacité extraordinaires; le profond et majestueux silence qui règne dans ces vastes solitudes, silence qui n' est troublé que de loin en loin par le fracas de quelque grand rocher de granit ou de glace qui s' écroule du haut de quelque montagne, et la nudité même de ces rochers élevés, où l'on ne découvre ni animaux, ni arbustes, ni verdure. Et quand on se rappelle la belle végétation et les charmants paysages que l'on a vus les jours précédents dans les belles vallées, on est tenté de croire que l'on a été subitement transporté dans un autre monde oublié par la nature. » La période est ample; elle n' est pas lyrique, elle ne chante pas. Un ou deux aveux légers laissent pressentir ici un doute essentiel, l' interrogation de l' homme transporté subitement, et perdu, dans un monde qu' il ne reconnaît pas. Le voici encore, seul, à mi-hauteur du Mont Blanc; il a laissé dormir ses guides et ses porteurs dans la cabane qu' il a fait construire à l' abri des derniers rochers. Le soleil s' est abaissé: « La vapeur du soir, qui, comme une gaze légère, tempérait l' éclat du soleil et cachait à demi l' immense étendue que nous avions sous nos pieds, formait une ceinture du plus beau pourpre qui embrassait toute la partie occidentale de l' horizon, tandis qu' au levant les neiges des bases du Mont Blanc colorées par cette lumière présentaient le plus grand et le plus singulier spectacle. A mesure que la vapeur descendait en se condensant, cette ceinture devenait plus étroite et plus colorée; elle parut enfin d' un rouge de sang, et dans le même instant, de petits nuages qui s' élevaient au-dessus de ce cordon, lançaient une lumière d' une si grande vivacité, qu' ils semblaient des astres ou des météores embrasés. Je retournai là, lorsque la nuit fut entièrement close; le ciel était alors parfaitement pur et sans nuages; la vapeur ne se voyait plus que dans le fond des vallées; les étoiles brillantes mais dépouillées de toute espèce de scintilla-tion, répandaient sur les sommités des montagnes une lueur extrêmement faible et pâle, mais qui suffisait pourtant à faire distinguer les masses et les distances. Le repos et le profond silence qui régnaient dans cette vaste étendue, agrandie encore par l' imagination, m' inspiraient une sorte de terreur; il me semblait que j' avais survécu seul à l' univers et que je voyais son cadavre étendu sous mes pieds. Quelque tristes que soient des idées de ce genre, elles ont une sorte d' attrait auquel on a de la peine à résister. Je tournais plus fréquemment mes regards vers cette obscure solitude que du côté du Mont Blanc, dont les neiges brillantes et comme phosphoriques donnaient encore l' idée du mouvement et de la vie. Mais la vivacité de l' air sur cette pointe isolée me força bientôt à regagner la cabane... » Cette description est une des plus belles que l'on puisse extraire des Voyages dans les Alpes; un peu apprêté peut-être, le mouvement en est plus souple et plus musical que celui du paysage vu de Talèfre. L' étonnement dont je parlais s' y marque plus nettement, et l'on voit s' y ébaucher une méditation métaphysique. J' aurais plaisir à citer d' autres fragments, qui exercent un pouvoir de séduction assez mystérieux; on y respire entre les lignes si sages et régulières comme un air subtil de poésie, celui-là même, dirait-on, qui porte au sommet du Mont Blanc les deux papillons que de Saussure voit voleter près de lui dans le soleil, « papillon de jour » et « petite phalène grise ».
Mais peut-être un lecteur insoucieux d' histoire littéraire s' attachera de préférence, dans ces récits d' ascension, à ce que je n' ai pas dit, à l' aventure même, décrite pour la première fois. Découverte de vallées inconnues, de « jardins » au centre des glaciers supérieurs, de sentiers à peine ouverts par les chasseurs de chamois, haltes sur des pentes herbeuses ou glacées, conduisant on ne sait à quel abîme, au pied de ces êtres mythologiques qui nous sont devenus à demi familiers parce que nous savons dès l' enfance leur nom, mais qui sortaient alors de l' azur, et de la nuit, avec une puissance invincible — et parfois de Saussure, le premier, conjurant le mauvais sort, les baptisait — tous ces modes de l' aventure humaine, toutes ces présences grandioses, ces sources de poésie naturelle, confèrent à son livre, si uni et simple, la fraîcheur, la force et l' innocence de l' objet même — les Alpes — que l' auteur a pris à tâche d' étudier, de décrire, avec le courage de l' homme d' action et la patience lucide de l' homme de science.