Franz Lochmatter
Par Charles Gos.
Le plus grand des montagnards. Le plus noble des amis.
G. W. Young.
C' est avec la première ascension du Lyskamm, en 1861 2 ), que le nom des Lochmatter entre dans l' histoire alpine. Un Franz Lochmatter, en effet, frère de Josef-Marie, et par conséquent le propre oncle de Franz, fait partie des guides qui conduisent à la conquête de la montagne aux grandes arêtes blanches la caravane des alpinistes anglais 3 ). Quatre ans plus tard, le nom des Lochmatter réapparaît dans les annales de l' alpinisme avec l' accident du Cervin en 1865. Josef-Marie et son frère Alexandre participent à la caravane de secours qui, sous les ordres d' Edward Whymper, monte au glacier du Cervin ( 16 juillet 1865 ) relever les restes des victimes. Et trois ans après ( 25 juillet 1868 ), Josef-Marie Lochmatter et Peter Knubel accomplissent avec l' Anglais J. M. Elliott la deuxième ascension du Cervin par l' arête de Zermatt. La catastrophe de 1865 avait fait une telle impression de terreur que les trois caravanes qui en 1867 ( aucune en 1866 ) montent au Cervin empruntent l' arête du Breuil. Aussi l' ascension de Josef-Marie Lochmatter n' en prend-elle que plus de signification. Il fallait, pour l' époque, et surtout après la tragédie qui coûta la vie à Michel Croz, au rév. Ch. Hudson, à D. R. Hadow et à lord Francis Douglas, un cran singulier pour reprendre l' itinéraire Whymper. Il est frappant de voir que cette ascension Elliott-Lochmatter-Knubel rouvre la voie de Zermatt. La même année ( 1868 ), en effet, sur neuf caravanes qui se hasardent au Cervin, huit passent par Zermatt, dont trois sous la direction de Josef-Marie Lochmatter et des Knubel, et parmi elles, celle de Paul Guessfeldt, le fameux alpiniste autrichien. Au reste, pour ceux qui savent ce que représentent les noms de Lochmatter et de Knubel, rien d' étonnant à ce que cet honneur échût à de tels hommes. Neuf ans après la catastrophe, Whymper remonte au Cervin par le versant de Zermatt. Deux guides renommés l' accompagnent: Jean-Antoine Carrel, du Breuil, et Josef-Marie Lochmatter, de St-Nicolas. Le choix de ces montagnards par le grand alpiniste se passe de commentaires.
Josef-Marie Lochmatter et Peter Knubel! Ce rapprochement prend aussitôt ici, indépendamment de la valeur de ces guides, une valeur d' ordre sentimental émouvante. Cette amitié que la mort brutale de Josef-Marie Lochmatter, à la Dent Blanche ( 11 août 1882 ) interrompit, Peter Knubel ( mort en 1919 ) la reporta sur les fils de son ami, lesquels à leur tour n' eurent pas de meilleur ami que Josef Knubel, seul fils survivant de Peter et actuelle- ment un des grands guides non seulement de St-Nicolas, mais des Alpes entières. C' est ainsi que la génération, aujourd'hui presque entièrement disparue, des pères des guides actuels, les Lochmatter, les Knubel, les Pollinger, les Brantschen et les Imboden, dota St-Nicolas, dès la seconde moitié du dix-neuvième siècle, d' une véritable aristocratie de guides et d' emblée donna à ce village la place en vue qu' iln cessé d' occuperdanslesmilieuxalpinsdumonde.
De taille élancée, bien bâti, des yeux bruns foncés, de vrais yeux Lochmatter, comme ceux de ses fils et de ses nombreux petits-enfants — le visage encadré d' une barbe flottante, de longues mains fines, Josef-Marie Lochmatter, qui avait épousé une Pollinger, sœur d' Aloys Pollinger, le père, un des vainqueurs de la Dent Blanche par l' arête des Quatre Anes ( 1882 ), tint à ce que ses enfants reçussent une éducation soignée. Ce paysan d' instinct avait une juste notion des choses de l' esprit et en bon père de famille songeait à l' avenir de ses fils. C' est ainsi qu' ayant appris les rudiments à l' école de St-Nicolas, les jeunes Lochmatter, les uns après les autres, Alexandre, Josef, Rudolf, Rafaël, Franz et Gabriel, quittent leur vallée et s' en vont s' asseoir sur les bancs des classes primaires supérieures, qui à Lyon, qui à Grenoble ou Besançon. Mais Martigny plus simplement accueillit Franz.
Franz n' a que cinq ans quand son père se tue à la Dent Blanche. Mais ce père, dont l' image fugitive n' a fait qu' effleurer l' âme rêveuse de l' enfant, ne sombrera point dans l' évanouissement des premiers souvenirs. Cette âme enfantine s' en empare, comme dans un paysage une eau limpide d' un reflet immuable, et sentira toujours vivre en elle ce passé ingénu. La tendresse de sa mère, Franz ne l' oubliera pas non plus.
— C' est une histoire que je dois vous raconter, me dit Franz. C' était dans l' Himalaya, il n' y a pas longtemps, en 1930. Nous étions sur un glacier inconnu quand, brusquement, la tempête s' abattit. Pas de cartes, naturellement. Alors, où se diriger dans ce brouillard et cette neige? Je sentais la catastrophe venir, lorsque, je ne sais pourquoi, j' ai pensé à St-Nicolas et à ma mère... Et alors, je vis distinctement apparaître devant moi, dans ce brouillard, ou au dedans de moi, l' image de ma mère. Elle était debout, elle souriait, et son bras tendu m' indiquait une direction dans le brouillard. Je suivis cette direction. Il y avait derrière moi mes voyageurs et une immense colonne de coolies. Et au fur et à mesure que j' avançais, l' image de ma mère disparaissait... Le même soir, nous sortions du glacier: nous étions sauvés. Franz n' ajouta aucun commentaire et dit gravement, comme une chose absolument naturelle: « C' est la dernière fois que j' ai vu ma mère. » On mesurera par ces traits, mieux que par d' autres propos, la sensibilité de ce montagnard énergique et loyal, sa délicatesse de sentiments.
Quelques jours après cette émouvante confidence, Franz tombait au Weisshorn.
Redire après Geoffrey Winthrop Young ce que fut Franz Lochmatter en tant qu' homme et montagnard, serait vain. Qu' on lise et qu' on relise cette analyse subtile et lumineuse du plus grand des guides par le plus grand grimpeur d' avant 1 ), son ami fidèle et parfois son voyageur. Je me contenterai donc de résumer la carrière extraordinairement brillante de Franz et d' évoquer en touches plus intimes et à bâtons rompus cette nature si attachante.
Franz, adolescent, est choisi par son cousin Josef Pollinger comme second guide de la cordée dont sir Edward Davidson, alors président de l' Alpine Club, est le « monsieur ». Pendant plusieurs saisons, cette caravane parcourt les Alpes et gravit tout ce qui est gravissable, souvent par des voies nouvelles ou rarement explorées. Et quand, en 1906, Franz — il avait presque trente ansqui a consenti à suivre une école de guides, reçoit son diplôme, sir Edward Davidson, dont la critique aiguë était proverbiale, résume dans le livret du « nouveau » guide ses campagnes passées et y ajoute en guise d' intro quelques commentaires, dont j' extrais ces lignes:
Longtemps avant cette date ( 1906 ), les alpinistes, professionneb ou amateurs, savaient que Franz était un des plus remarquables et des plus hardis rochassiers qu' on ait jamais connus dans les Alpes. La série de courses d' une difficulté extraordinaire faites par lui avec M. Ryan, courses dont plusieurs n' ont pas encore été répétées et dont quelques-unes ne le seront peut-être jamais, prouveraient à elles seules qu' il est un guide au talent extraordinaire; et le fait qu' elles ont été accomplies sans le moindre incident est une preuve non moins éclatante de l' attention et de l' adresse de Franz et de son frère Josef qui a figuré dans la plupart d' entre elles.
Aucun guide de l' âge de Franz, autant que je sache, n' a une pareille liste à son actif... On peut dire, sans risque d' exagération — et ceci sera entièrement admis, j' en suis sûr, par les confrères de Franz dans son village natal aussi bien que par ses rivaux et amis de Chamonix — qu' il n' y a pas, à l' heure actuelle, d' homme qui lui soit supérieur sur le rocher. Si son talent dans ce genre d' escalade a peut-être détourné l' attention de sa grande valeur sur la glace 2 ), il n' y excelle pas moins, de même que dans les autres aspects secondaires du métier de guide.
Ayant eu le privilège de voyager avec Franz pendant une partie des trois dernières saisons, j' ai eu de nombreuses occasions de me faire une opinion sur ces questions; et c' est un grand et réel plaisir pour moi, à ce moment de sa carrière, de pouvoir comme vétéran, témoigner non seulement de son grand talent d' alpi, mais aussi de ses exceptionnelles qualités d' esprit et de cœur, de sa simplicité virile, de son caractère paisible et généreux, de ses manières raffinées, de son attirante modestie, de son égalité d' humeur, de son indomptable courage et de sa rigide loyauté qui, par dessus tout, le rendent cher à ceux qui le connaissent le mieux.
La deuxième étape de la carrière de Franz comprend ses campagnes de 1903 à 1907 et de 1914, avec son frère Josef et le capitaine V. J. E. Ryan. Equipe formidable qui laissera dans l' histoire de l' alpinisme un exemple unique. A une époque où la technique moderne, notamment celle du rocher, était encore embryonnaire, Ryan et les Lochmatter d' une part, G. W. Young et Josef Knubel de l' autre, ou parfois leurs cordées conjuguées, accomplirent, soit en Valais, soit dans la chaîne du Mont-Blanc, d' admirables « premières », avec une élégance et un style incomparables et inconnus jusqu' alors. Le choix de ces mots pourra surprendre. Mais c' est intentionnellement que je les emploie ici. Je ne saurais trouver d' images plus frappantes pour mieux rendre mon sentiment, qu' en empruntant à la musique ses héros: un Ysaÿe ou un Pugno, un Kreisler ou un Paderewski, un Thibaud ou un Cortot, et en comparer le génie et la virtuosité à ceux de ces grimpeurs étonnants. La transposition de ces noms et leurs valeurs est facile à saisir.
Comme corollaire à cette impression, je tiens à citer le magnifique témoignage décerné à Franz par le chroniqueur de la revue Alpinisme ( 1933, n° 31 ), l' organe du fameux G. H. M. français:
Ainsi disparaît tragiquement l' un des plus grands guides qu' on ait jamais connu, celui qui mérite d' occuper dans l' histoire des Alpes une place unique. Car Franz Lochmatter fut un grimpeur d' une classe vraiment exceptionnelle. A ce point de vue, on ne lui connaît pas de supérieur. Malgré les progrès de la technique moderne, le niveau de difficulté qu' il détermina par ses entreprises, dès 1905 et 1906, n' a guère été dépassé depuis: il accomplit, en rocher pur, sans espadrilles ni pitons, des courses qu' en gradation moderne on peut estimer au moins exlraordinairement difficiles. Personne alors n' était capable d' en faire autant. Et seuls s' en approchèrent avant-guerre, d' ailleurs sans l' égaler, dans les Alpes Occidentales, Josef Knubel et Angelo Dibona ( mais entre 1911 et 1914, donc avec un certain retard ).
C' est en compagnie de son frère Josef, plus âgé et plus expérimenté peut-être et de valeur aussi exceptionnelle, et du capitaine V. J. E. Ryan — ces noms sont inséparables — qu' il effectua en Valais et dans les Aiguilles de Chamonix les escalades qui devaient les rendre célèbres. N' oublions pas que dans cette incomparable cordée les frères Lochmatter ne furent pas seulement des guides, des exécutants, mais qu' ils eurent également l' initiative et le choix des conquêtes. On sait avec quel brio, quelle facilité, quelle rapidité étonnante ils les effectuèrent: c' est ainsi qu' ils mirent onze heures pour aller du Montenvers à l' Aiguille du Plan par l' arête est, l' escalade la plus difficile de celles qu' ils firent dans les Aiguilles de Chamonix. Plusieurs n' ont jamais été répétées, telle la formidable face sud du Tseschhorn.
Cette « rapidité étonnante » relevée par le collaborateur d' Alpinisme était, en effet, une des caractéristiques notoires du fameux trio Franz-Josef Lochmatter 1)-Ryan. Quelque part, dans son livre On high Hills, G. W. Young les surnomme avec humour et vérité: « la comète des Alpes ». Il est vrai que ces trois grimpeurs étaient taillés sur le même modèle, marchaient à la même allure foudroyante 2 ), avaient les mêmes réflexes et d' identiques réactions en face des mêmes obstacles. Et là où le premier passait, les deux autres passaient avec la même aisance, sans compliquer le problème. Je voudrais citer ici un souvenir personnel. En 1906, pour leur « première » de la Dent d' Hérens par le Col Tournanche, ils avaient quitté Zermatt dans la nuit, vers 11 heures. Le lendemain, peu après midi, vers 1 heure ou peut-être 2 heures, nous buvions un verre de lait ensemble au hameau de Zmutt. Eux venaient de là-haut, de très haut, de très loin, et moi, je redescendais plus modestement... de l' hôtel du Lac Noir, ayant fait la veille, avec mon jeune frère, le Cervin par la voie ordinaire... Je ne crois pas me tromper en avançant que la même cordée fit le Cervin par l' arête de Zmutt ou de Furggen en partant de Zermatt également dans la nuit et en y rentrant pour le déjeuner.
Je rapprocherai aussi du remarquable jugement émis ci-dessus par Alpinisme sur Franz rochassier et précurseur de l' alpinisme acrobatique moderne, une conversation que j' eus avec Franz à Zermatt, peu de temps avant sa mort. Grimper comme il grimpait était pour lui la chose la plus naturelle du monde: il n' y trouvait rien d' extraordinaire. Nous causions précisément de l' alpinisme moderne et de ses sensationnelles acrobaties. Et Franz disait: « Moi, je ne comprends pas cette mode. Et tout cet équipement spécial... Ce n' est plus de l' alpinisme, c' est du cirque. Et puis, comment est-ce qu' " ils " font toute cette gymnastique? Est-ce qu ' " ils aiment la montagne? Ont-"ils " seulement le temps de la regarder?... » Sans se douter, le pauvre cher Franz, que cet alpinisme moderne, ce byzantinisme, dont chaque jour il sentait s' élargir le fossé entre sa conception, à lui, de la montagne et la « leur », le revendiquait comme un de ses plus brillants pionniers, le proclamait comme une de ses plus pures gloires!
La troisième étape enfin de la carrière de Franz, c' est l' Asie lointaine, l' Himalaya, le Karakoram. En 1912, déjà, avec C. F. Meade, Franz avait dépassé au Kamet, ascension contrariée par le mauvais temps, l' altitude de 7300 mètres. Probablement le record mondial de l' époque. Et Meade voyait en son guide l' homme par excellence pour vaincre les plus hautes cimes vierges de l' Himalaya. En 1922, 1925, 1929 et 1930, Franz est le guide-chef et l' organisateur des expéditions hollandaises au Karakoram, à l' Hindu et dans le Turkestan chinois, avec pour voyageurs, notamment, Monsieur et Madame P. C. Visser-Hooft. L' expédition de 1925 couvrit un itinéraire de 6700 kilomètres, dont 2000 à travers de hautes montagnes et des glaciers inconnus. Plus de 100 coolies de langues et de régions différentes composaient la colonne placée sous les ordres de Franz. Ses splendides qualités physiques et morales firent de lui, dans ces régions mystérieuses et souvent hostiles, un chef insurpassable. M. Visser va jusqu' à dire qu' il est douteux que ces expéditions eussent jamais eu lieu sans Franz 1 ).
On voudrait pour évoquer en traits incisifs cette nature d' élite reprendre ici et les citer, sans commentaires, les témoignages saturés de louanges dont regorge son livret de guide 1 ). Est-il besoin de dire que Franz n' en avait cure? Les avait-il seulement lus? Ce livret, document sans pareil dans les annales de l' alpinisme est malheureusement loin d' être complet. Franz y attachait si peu d' importance que bien des courses considérables n' y figurent même pas. Il l' avait en somme pour justifier de son état de guide et du payement de sa taxe. Sa modestie était proverbiale. Rien de plus amusant que la tête de Franz quand on le priait de montrer son livret: il semblait toujours que c' était un tour de force pour le sortir des profondeurs d' une poche. Il l' en tirait lentement, péniblement, comme s' il nourrissait un dernier espoir qu' on n' y penserait plus et qu' on parlerait d' autre chose. Et une fois que le livret à la couverture de parchemin fermée par un lacet de cuir jaune émergeait du veston, Franz, horriblement gêné, le tendait comme à contre-cœur et, réintégrant son silence, se résignait à son triste sort. Il comprenait mal qu' on pût lire avec un intérêt passionné ces notes ou ces simples nomenclatures de sommets. Mais quelle richesse dans ces lignes, miroir limpide où se réfléchissait à son insu sa vie intérieure comme mise à nu! Le faire parler de ses courses n' était pas chose facile non plus. Plein de réticence et de pondération, il avait toujours l' air de se moquer de lui-même, et si un mot de son interlocuteur lui semblait exagéré, aussitôt d' un correctif bien placé, il ramenait, très en dessous de la vérité, et son mérite et les difficultés la course en cause. Par esprit d' humilité. Mais si Franz voyait qu' il avait affaire à un connaisseur, alors il s' animait. Sa main gauche dressée, ses longs doigts fins tendus, figurait invariablement la montagne, objet de la discussion ( Grépon, Dru, Plan, Dent d' Hérens, Taeschhorn, Grandes Jorasses, Mont-Blanc, Himalaya même... que n' a pas été, cette main gauche de Franz ?). Tandis que la droite indiquait les itinéraires. Soit par la face, soit par l' arête. Et tout y était: cheminées, couloirs, plaques, vire, gendarmes, dalles, fissures... Il faut convenir qu' une main se prête à merveille à semblable démonstration.
Très grand, très mince, dégingandé, avec de larges épaules un peu voûtées, des mouvements très souples et lents, l' air de ne jamais savoir que faire de ses longues jambes et de ses longs bras, tout cela lui donnait une sorte d' allure hésitante, une sorte de gaucherie qui, du reste, n' était qu' apparente. Cette silhouette générale de Franz, un de ses voyageurs, M. A. Symons, en a trouvé l' application dans cette définition géniale: « II n' a jamais eu l' air de faire quelque chose de plus difficile que de traverser la rue de Zermatt. » Exactement cela! Et Young, à la face sud du Taeschhorn, le regardant traverser des plaques, écrit: « Il avait l' apparence d' une araignée ou d' un crustacé. » J' aime aussi cette amusante image, éloquente à sa manière, d' une alpiniste qui, ne sachant comment exprimer la confiance et l' admiration que Franz lui inspire, dit: « Voyager avec Franz ou avec un autre guide, c' est éprouver la différence qu' il y a entre voyager en train de luxe ou en troisième classe. » Un dernier témoignage. Il est de Geoffrey Winthrop Young. En 1906, au Taeschhorn par la face sud, escalade qui n' a pas encore été refaite, deux cordées sont en panne, bloquées au milieu de l' énorme muraille vierge par des obstacles effrayants. Avec ça, il neige. Une menace de tourmente tournoie. Impossible de monter, impossible de descendre: la situation est nettement désespérée, dramatique. Et quelles cordées! Qui donc sont ces hommes enferrés dans ce dédale vertical et condamnés à l' immobilité en attendant... en attendant quoi? La mort? Franz Lochmatter, son frère Josef, Josef Knubel, Ryan et Young. Et alors? Et alors, le drame inéluctable, imminent, est brusquement changé en victoire.Victoire éclatante, incompréhensible, mais victoire, victoire miraculeuse presque, grâce à Franz 1 ):
La cordée de M. Ryan et la mienne marchaient indépendamment, écrit Young dans le livret de Franz, mais les difficultés nous amenèrent à unir nos forces tôt dans l' ascension. L' escalade doit toujours être pénible, mais le mauvais temps et le verglas en augmentèrent la difficulté à un tel degré que, pendant près de sept heures, elle a été bien au-dessus des forces de chaque membre de la cordée, professionnel ou amateur, à la seule exception de Franz.
Il est indiscutable que toute la cordée doit la vie à son admirable sang-froid et à son extraordinaire brio. Il est impossible de louer à leur juste valeur les étonnants tours de force d' escalade qu' il a accomplis, ou son courage calme et souriant que ni la tempête, ni le danger, ni les longues heures de responsabilité écrasante ne purent troubler.
Je n' hésite pas à dire que, aussi loin que va mon expérience à l' heure actuelle, nul ne l' égale comme grimpeur, ni ne le surpasse pour le charme de sa personnalité énergique et raffinée.
A St-Nicolas, chez Franz, ou à Genève, chez moi; à la cabane ou sur un glacier, au hasard de ces rencontres dans ces sites émouvants, où le silence et la violence du décor rapprochent les hommes; une seule fois, au cours d' une ascension et à la cime, et une seule fois aussi dans une chasse au chamois; à la terrasse de Riffelalp, ou à celle de l' hôtel Mont-Rose, à Zermatt, à Jungenalp, dans son petit chalet, en automne ou au printemps, j' ai eu le privilège d' être pendant trente ans l' ami de Franz et de réaliser ce que l' amitié d' un tel homme pouvait enrichir une vie et l' embellir. Causer avec lui de n' importe quoi, échanger des idées, comparer des vues, discuter était une joie toujours nouvelle, toujours délicieuse. Ce montagnard, d' une dignité racée et d' une culture étendue, était à l' aise partout. Mais il l' était, si je puis dire, avec une modestie exquise, presque de la timidité. Aussi bien sur un sommet que dans un salon de Londres ou de Genève, ou prenant le café avec des membres de l' Alpine Club à Riffelalp ou au Montanvert, Franz donnait l' impression, et je ne crois pas me tromper, d' être toujours l' égal de ses interlocuteurs.
Franz possédait cette distinction innée qui ne s' acquiert pas, mais qu' on a en naissant et qu' on ne perd jamais. Il ne pouvait passer inaperçu. Tout dans son maintien frappait d' emblée par ce je ne sais quoi d' indicible qui force la sympathie. Son expression rêveuse? Ses immenses yeux bruns foncés aux chatoiements dorés? Son visage loyal et pensif? Ou cette sensibilité qu' on devinait profonde? On avait immédiatement l' impression d' être en face d' une forte personnalité. Il avait sans le savoir cette étonnante particularité, don magique des dieux aux esprits prédestinés à de grandes choses dans n' importe quel domaine, de séduire, de retenir et d' irradier. Franz, lui, avait le rayonnement du grand artiste. Dans de rapides notes nécrologiques griffonnées au lendemain de sa mort 1 ), je disais: « Un génie qui s' ignore. » Oui, bien sûr, mais aujourd'hui, je crois compléter ma pensée par ces mots: « Un génie qui s' ignore, mais qui, par intuition, sent confusément sa valeur. » Si c' est là le vrai, jamais Franz n' en tira vanité. Sans doute ne la sentait-il pas, sa valeur, le jour où de passage avec ses voyageurs, chez Guido Rey, au Breuil, il laisse choir son chapeau. Guido Rey se précipite, le ramasse et le tend à Franz, confus, qui bredouille des excuses et des remerciements. Et ce cher Guido Rey de répondre doucement: « Mais c' est un honneur pour moi de ramasser le chapeau de Franz Lochmatter! » De ce geste spontané et de ces paroles si aimables, Franz n' en revenait pas: il en était complètement sidéré. Il n' en revint du reste jamais. Des années après, il m' en parlait encore, chaque fois que nous prononcions le nom aimé de Guido Rey ou celui de ses guides, les valeureux Maquignaz. Et chaque fois avec un étonnement nouveau. Et c' était toujours la même réflexion, gravée une fois pour toutes dans son cerveau, stéréotypée: « Quel gentil monsieur, ce Monsieur Guido Rey, ah! quel gentil monsieur! » En 1922, Franz qui partait pour l' Himalaya, avait passé quelques jours chez moi à Genève. En flânant en ville, nous croisons le professeur Emile Chaix, le distingué géographe, ancien président de la section genevoise du C.A.S. Nous échangeons quelques mots. Je présente Franz, que M. Chaix connaissait de nom et de réputation. Le guide et le savant causèrent de l' Himalaya. Peu après, je rencontrai M. Chaix: « Franz Lochmatter est étonnant, me dit-il, quel aristocrate!... De cette aristocratie terrienne, la vraie noblesse! » J' aime de cet esprit délicat un tel jugement sur un tel homme.
De tous mes souvenirs de Franz, j' en distingue notamment deux ou trois que je veux brièvement citer, parce qu' ils se rattachent en moi à des aspects caractéristiques de cette belle nature. D' abord son amour des siens, sa tendresse pour ses enfants. Dans sa maison de pierre de St-Nicolas, construite entièrement par lui, reproduction exacte du château de sir George Yüung, en Angleterre 1 ), et dont les dimensions avaient été soigneusement mesurées par lui à une échelle réduite, au moyen de ficelles dûment classées, et aussi nommé Formosa, Franz abritait sa nombreuse famille, une femme et neuf enfants, dont un fils, Franz-Charles, garçonnet qui était son orgueil et sa joie. Je me souviens entre autres d' un Noël à Formosa. Franz, radieux, décorait le sapin illuminé, heureux du bonheur extasié des petits. Ah! comme de la terrible face sud du Taeschhorn, ou de la muraille vertigineuse des Nantirions au Grépon, ou de l' Himalaya hostile, il n' avait alors cure! Une seule chose comptait pour lui ce soir-là: la joie exubérante des enfants, le sapin scintillant et le poupon Jésus, à dos de mulet, qu' on attendait d' un moment à l' autre avec les cadeaux...
Son humour: Nous avions couché à Jungenalp, Franz, Josef Knubel, Heinrich Perren, mon frère Emile et moi. Une chasse au chamois était organisée pour le lendemain. Du moins, je précise: Franz, Knubel et Perren devaient tirer les chamois que nous rabattrions. Ou étions censés rabattre, ce qui est légèrement différent. A l' aube, nous partons. A peine arrivés dans les parages du Jungen-Rothorn, Franz, de sa longue-vue, repère le gibier, un solitaire, un magnifique vieux mâle. Nous nous passons la longue-vue en silence, tenons un bref conciliabule et nous partons en deux escouades, tels des Sioux sur le sentier de la guerre. Les chasseurs par le bas, nous par le haut. Une heure plus tard, le chamois cerné broutait paisiblement sur une vire à cent mètres au-dessous de nous. Que faire? Le rabattre vraiment? Livrer cet innocent à ses « meurtriers »? D' un instant à l' autre, du reste, ceux-ci pouvaient surgir. Nous n' hésitâmes pas. Et à coups de cailloux, hurlants, déchaînés, nous fîmes fuir la bête dans la direction opposée à celle des chasseurs. Le chamois, affolé, disparut par foulées splendides du côté du Stellihorn. On put le voir longtemps galoper sur la neige. Mais Franz, malin, avait observé de loin notre étrange tactique. Les deux parties se regroupèrent au Jungpass. Au lieu de grogner, Franz se contenta de rire, ajoutant même qu' il aurait pu d' un coup, ce que je crois volontiers, arrêter net la fuite éperdue du chamois... « Mais, dit-il, je ne voulais pas faire de peine à nos rabatteurs. » Beaux rabatteurs, en vérité! Et puis, conclut-il en souriant, ce chamois, je le connais depuis longtemps, nous nous retrouverons bientôt, lui et moi. » Moins de huit jours après cette aventure et de retour à Genève, je recevais un gros paquet et une petite lettre. Le gros paquet contenait un quartier de viande et une patte de chamois ( que je devinais avoir appartenu à mon « protégé » ), et la petite lettre disait: « Voilà votre chamois. C' est tout ce qui en reste. Nous l' avons partagé, Knubel et moi, et mangé en famille. Il était un peu dur, mais bon quand même. Je vous enverrai la peau plus tard. Bon appétit! » Toute la malice de Franz tient dans cette anecdote.
Avec Franz à Jungenalp 2 ). C' est encore à cette alpe de Jungen sur St-Nicolas que Franz affectionnait particulièrement, que je le revois si bien. Il avait là-haut un petit chalet, quelques prés et un champ de pommes de terre. Au printemps, avant ses campagnes alpines, et en automne, après, quand la vallée retrouvait sa solitude et que les hôtels de Zermatt se fermaient sur les derniers alpinistes, Franz, revêtu de ses plus vieux habits — il avait l' air d' un brigand échappé d' une gravure de Gustave Doré, du Roi des Montagnes ( ou le Roi des Montagnes en personneFranz montait à Jungen. Le plus souvent seul ou avec Josef Knubel, son ami inséparable. Une de ses fillettes, Justine ou Germaine, l' accompagnait pour le ménage. Plusieurs fois je fus admis à partager cette retraite et je ressentais profondément l' in faveur qui m' était ainsi faite. Un jour même, Franz et moi, nous y conduisîmes du bétail. Franz tirait Victoria, une de ses vaches, et moi l' autre, la Néri. Quelle expédition, Seigneur! Jamais je n' oublierai cela! La face NNO. de 1a Dent d' Hérens me parut idyllique à côté du sentier caillouteux de Jungenalp, avec, au bout de son licol, cette damnée Néri qui, rien que pour me faire endêver, cotoyait le précipice. Et Franz qui riait de bon cœur de mes angoisses...
Le soir, au chalet, à la lueur d' une lampe à beurre, nous causions. Justine ou Germaine dormait déjà sur la paillasse, enroulée dans une vieille capote bleue aux boutons blancs d' infanterie. Les vaches, dans l' étable contiguë broyaient leur foin. On les entendait souffler bruyamment et remuer. Franz fumait sa pipe. Il était sobre de paroles. Ou même très silencieux. Mais le silence chez lui ressemblait au point d' orgue de la musique: la pensée s' y prolongeait et l'on y sentait naître la réflexion. Il parlait de la montagne en artiste et il l' aimait aussi en artiste, avec une véritable poésie. La contemplation de la montagne avait donné à son esprit une certaine tournure philosophique qui l' inclinait peut-être vers le fatalisme. Mais en lui le sentiment religieux dominait. Et c' est ce qu' il y avait de beau dans ce noble cœur, c' était cette simplicité, cette juste mesure, cette sagesse, cette bonté innée. Disons le mot, Franz était par dessus tout profondément chrétien. Il suffit de voir comment, secondé par une femme admirable, il a élevé sa nombreuse famille. Sa voix était légèrement voilée, un peu rauque et douce ensemble. Un timbre très spécial. Il répondait aussi gentiment à mes questions au sujet de certaines de ses fameuses « premières ». Parce que, sans ma curiosité, je savais qu' il ne dirait jamais rien. Et je tenais à savoir. Il me rappelle qu' un jour, sur le glacier du Trift, au pied de l' Obergabelhorn, où nous avions bivouaqué, mon frère Emile et moi, il nous avait pris, de loin, pour deux moutons égarés et gelés. Et il riait, il riait de toutes ses dents éblouissantes, d' un rire enfantin, au souvenir de sa méprise.
Dans la journée, nous devisions, assis sur les rochers ronds devant le chalet. La matinée s' éveillait. Il faisait délicieusement chaud. L' heure était exquise et reposante. Derrière nous, le vaches carillonnaient. Devant nous, le creux de la vallée. Le bulbe de l' église de St-Nicolas était là au fond, posé comme un bouton de nénuphar sur un étang d' ombres bleuâtres. Le ciel était d' une limpidité de cristal. Nos regards allaient des neiges architecturales du Weisshorn aux grandes arêtes des Mischabels, ou plus loin encore, vers Zermatt, vers tous ces horizons comblés par une beauté infinie. Et Franz était heureux. Il était là au milieu de ses montagnes aimées comme le héros antique à la table du banquet dédié à sa gloire. Ou comme un poète qui écou-terait la voix mystérieuse de l' immensité alpestre s' élever divinement et lui ouvrirait toute grande son âme.
Le 17 août 1933 Franz périssait au Weisshorn. A la descente, au dernier gendarme, par la voie normale. Rocher où mille sans-guides passèrent allégrement. Mais qui fut à ce guide déjà légendaire l' endroit fatal marqué par le destin. La corde gelée et mouillée cède au moment où Franz la prend pour se laisser glisser. Il manque l' anfractuosité que son pied cherchait et tombe sur la paroi nord. Son voyageur, M. Hermann Hotz, tombe avec lui. On retrouva les corps quatre cents mètres plus bas, allongés sur le glacier de Bies. C' était le lieu le plus solitaire du glacier. Un havre de neige immaculée, incurvé sous le ciel, presque sans horizons, ployant sous la blancheur des murailles voisines. Et gardant jalousement son ombre et son silence.
Liste approximative des principales ascensions de Franz Lochmatter 1 ).
1904: Première traversée du Petit au Grand Dru par la face SE. Première ascension de la Pointe Young. Quatrième ascension de l' Aiguille Sans Nom. Tentative à la face N. du Petit Dru ( à la montée ), jusqu' à la « Niche ». Variante sur la face S. de l' Ober.
1905: Première ascension de l' Aiguille Verte par la Charpoua ( branche droite du couloir en Y ). Première ascension du Grépon, versant Mer de Glace, puis l' arête N. Première ascension des Grands Charmoz, versant Mer de Glace ( arête NO., puis face N. ). Première ascension de l' Aiguille de Blaitière par le couloir E. ( Mer de Glace ).
1906: Première ascension de l' Aiguille du Plan par l' arête E. ( Glacier d' Envers de Blaitière ) 2 ). Première ascension complète de l' Aiguille de Blaitière, sommet N., par l' arête NO. ( versant de Chamonix ). Mont-Blanc par l' Eperon de la Brenva. Première ascension de la Nordendspitze ( Mont-Rose ), par l' arête N., depuis le Jägerjoch. Première ascension de la Dent d' Hérens par l' arête du Col Tournanche. Première ascension du Taeschhorn par la face S. Nesthorn par la face E.
1909: Première ascension de l' Inner par la face E. Première ascension du Dürrenhorn par la face E. et l' arête NE.
1910: Première ascension du Hohberghorn par la face NE.
1914: Deuxième ascension de la Dent du Requin par l' arête ENE. ( versant Mer de Glace — variante ). Troisième ascension de la Dent du Requin, versant glacier d' Envers de Blaitière et descente par l' arête ENE. Première ascension de l' Ai de Blaitière par la paroi SE. ( versant Mer de Glace ). Première ascension du Grépon par la face O. ( paroi des Nantillons ). Deuxième ascension du Grépon par 1 ) II est bien entendu qu' il ne s' agit ici que des ascensions qui, à proprement parler, constituent des exploits, car de Nice à Cortina, Franz a tout escaladé, tout gravi par tous les itinéraires, tout traversé.
2 ) Cette ascension, Franz l' a toujours considérée comme la plus belle et la plus difficile de celles qu' il a faites dans les Aiguilles de Chamonix.
Et à propos de Chamonix, rien n' est plus émouvant de voir comment le nom des Lochmatter y est aimé, admiré, respecté. Nulle rivalité, nulle sourde jalousie n' a jamais existé entre les fameux guides de St-Nicolas, déjà entrés dans la légende, et leurs camarades chamoniards. Mais toujours la plus franche camaraderie, la plus loyale amitié, comme il sied entre âmes bien nées. Et le vrai guide l' est toujours.
le versant E. ( versant Mer de Glace — variante de l' itinéraire Young-Knubel, mais avec escalade de la cheminée Knubel ) et première descente de la face O. ( paroi des Nantillons ). 1923: Deuxième ascension de la Nordendspitze ( Mont-Rose ) par l' arête N.
A ces exploits s' ajoutent quelques escalades fameuses qu' on peut classer au rang de deuxième ou troisième ascension ou compter comme importantes variantes:
Adlerhorn par la face S., Strahlhorn par la face S., Gabelhorn de St-Nicolas ( sommet N. ), deuxième ascension. Une ou deux tentatives aux Grandes Jorasses par l' arête NE. Depuis le Col des Hirondelles ou en y descendant, arrêt à la Brèche, que Franz voulait franchir par ses propres moyens. La Nonne, par le versant de la Charpouaz.T.entative aux Grands Charmoz par Trélaporte. Dent d' Hérens par la face NNO. Aiguille du Moine par la face O. Aiguille du Plan par le versant NO. Le Moine, de la Nonne. Grépon, du Col des Nantillons par la route Rolleston.