Etapes d'autrefois
PAR LOUIS SEYLAZ
« Napoléon », disaient les soldats de l' Empire, « a gagné ses batailles avec nos jambes. » On ne peut se défendre d' un sentiment mélangé d' admiration, de commisération et presque d' effroi en songeant aux milliers de lieues qu' il a fait parcourir à ses armées à travers l' Europe, du nord au sud, d' Espagne en Russie, à ces marches interminables, souvent en allure forcée, en toutes saisons et par tous les temps. C' était le lot des soldats: ils n' avaient pas le choix.
Mais d' autres, qui n' y étaient pas forcés, acceptaient ce lot par libre détermination, par plaisir. Tœpffer a promené pendant plus de vingt ans ses joyeuses bandes d' écoliers à travers toute la chaîne des Alpes, jusqu' à Venise et dans le Dauphiné, et il ne semble pas que ce fût pour eux une corvée. Lorsque, après 1815, la paix rétablie en Europe, le flot grandissant des touristes recommença à déferler sur les Alpes et à envahir presque toutes leurs vallées, infime était le nombre de ceux qui se faisaient transporter en chaise ou à dos de mulet à travers les cols et sur les sommets faciles visités à cette époque. Non, les gens de ce temps ne craignaient pas la marche, et ce goût persista longtemps encore après l' apparition des chemins de fer qui, dès 1850, commencèrent à sillonner le Plateau avant de pénétrer, par petits bouts, dans les grandes vallées alpines. Il me souvient de ce qu' un vieux clubiste me racontait, au début de ce siècle, sur sa première course aux Diablerets, dans les années septante. Plus riches d' enthousiasme que d' écus, son camarade et lui, ayant quitté Lausanne dans la soirée - à pied naturellement - arrivèrent à Bex au petit matin et montèrent encore le même jour à Anzeinde pour faire l' ascension le lendemain.
La mode, ou la gloriole des records, n' avait pas encore pollué les esprits, et la presse n' avait pas l' habitude de célébrer à gros coups de cymbales ce qui passerait aujourd'hui pour un exploit sensationnel. Du moins chez nous, car les Anglais, chez qui le sens sportif et le goût des exercices physiques sont apparus très tôt, ont établi dès le début du siècle passé, leurs échelles de records de marche. Dans le beau volume que T. G. Brown et Sir Gavin de Beer ont récemment publié sur la première ascension du Mont Blanc, les auteurs rappellent quelques-unes de ces performances pédestres. Je me bornerai à citer celles d' un certain capt. Robert Barclay:
100 milles ( 161 km ) en 19 heures; 17 h. 30 de marche effective. 1000 milles ( 1609 km ) en 1000 heures consécutives. 72 milles ( 115,9 km ) en 12 heures. 142 milles ( 228,5 km ) en 29 h. 45.
Les courses ci-dessus furent effectuées à la suite de paris et sont donc exceptionnelles. Il n' en reste pas moins que le sport pédestre était fort en honneur dans toutes les classes de la population. Presque tous les pionniers de l' alpinisme britannique étaient de formidables marcheurs. Leur endurance, leur résistance à la fatigue excitent aujourd'hui l' admiration et presque la stupéfaction. On trouve dans la lre édition du célèbre Guide Murray Handbook for Travellers in Switzerland ( 1838 ) cette phrase étonnante: « En partant de Viège de bonne heure, un bon marcheur peut atteindre Breuil le même jour par Zermatt et le Col du Théodule. » Ceux qui ont fait à pied le trajet Viège-Zermatt auront sans doute pensé comme moi en arrivant: à chaque jour suffit sa peine.
C' était jadis chose courante. Au cours d' une longue carrière de bouquineur, je me suis amusé à noter quelques-unes de ces étapes, remarquables par leur longueur ou leur rapidité.
Voici d' abord certaines journées d' un vrai touriste à l' ancienne mode, Ch. J. Latrobe, un jeune Anglais en séjour à Neuchâtel, on il finit par s' établir et où il a laissé des descendants. L' alpinisme n' était pas encore inventé; c' était l' époque des « tours » en Suisse, longues randonnées par monts, cols et vaux. De 1825 à 1827 il fit de nombreuses excursions pédestres en Suisse, qu' il a racontées dans un livre difficile à trouver aujourd' huil.
20juillet: Départ de Meiringen 04.00 par la Handegg—Grimsel—Obergestelen ( 15.00)-Egginen-tal—Col du Gries—Formazza ( 23.00 ).
9 août: Départ de Gsteig 03.30—Sanetsch—Sion ( 12.00)-Riddes—Martigny-Bourg où il va coucher aux Trois Rois.
Jusqu' en 1860, le tour du Mont Blanc et celui du Mont Rose étaient des courses très considérées. Voici, pour la seconde, l' horaire de A. T. Malkin en 1840: 1er jour: Zermatt ( 05.40)-Breuil ( 13.30)-Col des Cimes Blanches ( 18.00)-Frachey ( Val d' Ayas ) où il arrive à 22.15 après avoir longuement tâtonné dans la nuit. 2e jour: Frachey-Gressoney.
1 The Alpenstock, London 1829.
3e jour: Gressoney ( 04.15)-Col d'Olen—Col Turlo via Pilé—Macugnaga ( 19.05 ).
4e jour: De violentes averses retardent le départ de Macugnaga jusqu' à 11.30; à Saas Grund à 19.45.
5e jour: Saas Grund—Viège, de là à Sion en char. 6e jour: Départ de Sion à 05.45 pour Derborence et Pas de Cheville ( 12.30 ), puis descente à Bex.
Ces temps furent améliorés par le Rev. Harry Jones. Parti de Macugnaga à 06.00, il est à Saas « un peu après-midi », et descend de Saas à Viège en 2 h. 20. Le même fit en un jour le trajet Courmayeur-Col de la Seigne—Cols des Fours et du Bonhomme—Contamines ( The Regular Swiss Round, 1865 ).
Comme dit plus haut, les grands pionniers de l' alpinisme britannique, Tuckett, Moore, L. Stephen, H. Walker, S. Kennedy, Whymper, étaient de fabuleux marcheurs. Lors de l' accident de 1860 au Col du Miage, où le jeune Birkbeck, après une glissade de 400 mètres, fut ramassé écorché vif et transporté à St-Gervais, Ch. Hudson, ne trouvant pas dans la localité les secours médicaux nécessaires, s' en fut quérir un médecin anglais à Genève et fit à pied le trajet St-Gervais-Genève et retour, 140 km en 24 heures.
Lorsque sa famille alla s' établir à Haslemere, Whymper faisait régulièrement le trajet Londres-Haslemere, 75 km, en un jour. Chargé par un éditeur de faire des dessins pour une publication alpine, Whymper fit son premier voyage dans les Alpes en 1860; il avait juste 20 ans. Voici quel-ques-unes de ses étapes:
30 août: Départ de Bionaz ( Valpelline ) 07.00; Aoste 11.30-14.30; Courmayeur 21.30.
5 septembre: De Sallanches à Genève, 63 km en 9 h. 20.
14 septembre: De Briançon à Grenoble en un jour et demi via Le Lautaret—La Grave—Bourg d' Oisans.
Au retour de sa première tentative à la Dent Blanche en 1862, Th. S. Kennedy, quittant le Col d' Hérens à 17.30, entrait à Zermatt à 20.00, s' étant arrêté en route pour boire du lait dans un chalet. Une semaine plus tard, au lendemain de la première ascension de cette cime, il franchit en moins de 6 heures le Col d' Hérens, de Bricolla à Zermatt: « I traversed the Col d'Hérens in less than six hours, running ahead of my comrades, and at midday was kindly welcomed by friends at Zermatt. » A. Passingham était célèbre par sa méthode de faire ses ascensions en partant de la vallée, et d' y revenir le soir même, sans coucher dehors. Voici ses horaires pour 1872: Bietschhorn: Départ de Ried 02.10; sommet 11.30; retour à Ried 18.30. Mont Blanc: Courmayeur 01.30; sommet 14.00; Chamonix 21.30. Lyskamm: Gressoney 01.30; sommet 13.00; Zermatt 20.30. Weisshorn: Randa 23.00; sommet 09.30; Zermatt 18.00. Dom: Zermatt 01.00; sommet 11.30; Zermatt 18.40. Cervin: Zermatt 23.45; sommet 09.50; Zermatt 17.30. Dru ( 1880 ): Chamonix 01.15; retour à Chamonix 19.20.
Sir M. Conway avait adopté la même méthode: « Le désir de jouir de longues haltes au sommet tout en faisant nos ascensions en un jour seulement nous amena, Scriven et moi, à grimper très rapidement. » C' est ainsi qu' ayant quitté Zermatt peu après minuit il y rentrait dans l' après pour le five o?clock tea cher à tout Anglais, très content d' avoir passé trois heures au sommet du Cervin. Il en fut de même pour l' ascension du Rothorn. Cette fois ils furent de retour pour le luncheon ( Alpine Journal XXXI ).
W. Moore a noté dans son « Journal » quelques grosses journées: Zermatt 01.35, Tiefenmattenjoch 09.45-11.00, Glacier de Tsa de Tsan 12.15, Col du Mont Brûlé 15.00, Arolla 17.15, Evolène 20.00. Le sentier du Plan de Bertol n' existait pas encore; la caravane dut suivre le glacier, puis traverser jusqu' à Arolla un détestable clapier encombré de blocs et coupé de torrents difficiles à franchir l' après. Et le surlendemain: Arolla 03.00, Col de la Serpentine 08.30, Pigne 09.55, Chanrion 13.45, puis Col de Fenêtre—011omont—Valpelline où la caravane arrive à 21 heures.
Quant à Leslie Stephen, the fleetest foot ofthe alpine brotherhood, l' homme le plus rapide de son temps, il prétendait monter de Fiesch à l' hôtel de l' Eggischhorn en une heure.
Il ne faudrait pas conclure des exemples qui précèdent que l' Angleterre eût le monopole des bons marcheurs. S' ils sont les plus nombreux, c' est que les trois quarts des alpinistes de l' époque 1850-1870 étaient britanniques. La Suisse fournit aussi quelques échantillons de cette race d' hommes vigoureux et infatigables.
En mars 1841, le naturaliste Louis Agassiz, désireux de vérifier certaines hypothèses sur la fonte des glaciers en hiver, fait le voyage de Neuchâtel à Meiringen, monte en foulant la neige au Grimsel, puis au Glacier d' Unteraar et jusqu' à l' Hotel des Neuchâtelois. Course extrêmement pénible, mais la fatigue, écrit l' un de ses compagnons, ne semblait pas pouvoir mordre sur lui.
En 1838, lors de son premier grand tour dans les Alpes, il monte d' Argentière au Montenvers en passant par la source de l' Arveyron. Après plusieurs heures d' observations et de travaux sur la Mer de Glace, la caravane revient à Argentière. Là, Agassiz propose d' aller coucher à Trient, afin d' être à pied d' œuvre pour visiter le lendemain le glacier de ce nom. La plupart des autres membres de l' équipe sont fourbus et protestent. Agassiz prend les devants et attend les traînards à l' auberge du Col de Balme. Certains n' en peuvent plus. Agassiz repart avec Braun et Lerch et à 11 heures du soir ils réveillent l' aubergiste de Trient. Le lendemain, à l' aube, ils sont en route pour le glacier.
En juin 1861, Ph. Gösset et son ami H. von Hallwyl, venant de Berne, arrivent à 11 heures du soir à Grindelwald. Ils en repartent à 1 heure du matin pour faire l' ascension du Wetterhorn. De retour à Grindelwald à 21.30, ils descendent à Interlaken et continuent sur Berne où ils arrivent le matin, l' un pour son bureau, l' autre pour reprendre son service à la caserne \ Ed. Wartmann a raconté dans le Jahrbuch du CAS sa course des 7/8 septembre 1881. Parti d' Aigle dans la soirée, il monte à Anzeinde où il arrive à 1 heure du matin et s' accorde quelques heures de sommeil. Départ à 06.00 pour le Pas de Cheville et Derborence. Laissant le lac à sa droite, il traverse la plaine d' alluvions, monte par les Luys au passage du Porteur ou Poteu de Bois. Dans la cheminée, il rencontre deux bergers valaisans qui lui confirment que le Porteur de Bois ne mérite plus son nom, car maintenant le bois, comme le bétail viennent à Miet par le nouveau sentier de la Croix des Trente Pas. De Miet, longeant les lapiés de Tsanfleuron, il se dirige vers le Sanetsch et fait halte au chalet ( 14.00 ). Descente rapide, sous l' orage, à Gsteig, où il attend en vain la fin de l' averse. Empruntant un parapluie, il se remet en chemin; au Col du Pillon, il trouve la route en construction, mais pas encore terminée Sans s' arrêter, il pousse, 1 Voir Studer 1,429.
toujours sous la pluie, jusqu' à Aigle où il arrive à 21 heures. Sommaire de la journée: AnzeindeDerborence—Sanetsch—Gsteig—Pillon—Ormonts—Aigle en 15 heures, haltes comprises.
Mais le « phénomène » le plus extraordinaire nous a été présenté récemment par A. Volmar dans un article de la revue Ferien \ auquel j' emprunte les données suivantes.
Friedrich Ruegsegger était simple clerc de bureau à Langnau. En décembre 1860, il fit le pari d' aller à pied de Langnau à Berne en moins de temps que la voiture postale, soit en moins de trois heures. Parti de Langnau à 05.30, il était à 08.29 sur le pont de la Nidegg, ayant couvert la distance de 37,8 km en 2 h. 59.
Deux ans plus tard, en avril 1862, Ruegsegger part de Kemmeribodenbad ( Haut-Emmental ), franchit le Brienzgrat, gagne Brienz puis Meiringen et Gutannen. De là, foulant la neige où il enfonce parfois jusqu' aux genoux, il remonte tout le Hasli et arrive à la nuit tombante à l' hospice du Grimsel. Le lendemain, il franchit le col, descend à Oberwald ( Vallée de Conches ) où il fait contrôler son passage ( 12.00 ), remonte au Grimsel et poursuit jusqu' à Meiringen où il arrive sans fatigue apparente: deux journées de 16 heures dont la moitié dans la neige.
Juillet 1863. Ruegsegger est maintenant employé à la chancellerie municipale de Thoune; c' est dans les Alpes qu' il fera ses prochaines courses. Il part de Thoune à 00.30; par la vallée de la Kander et la Gemmi il arrive à Loèche-Ville à 11.00, en repart à midi et rentre le même soir à Thoune, ayant parcouru 34 lieues. Il répéta plusieurs fois cette course de la Gemmi: c' était son dada. Voici l' horaire de juin 1865: Thoune 01.00; déjeuner à Schwarenbach 08.00; Loèche-les-Bains 10.00. Après une promenade à Inden, il franchit de nouveau la Gemmi, passe à Kandersteg à 15.00 et à 22.00 il boit une chope bien gagnée au Freienhof à Thoune. En septembre de la même année il revient à Schwarenbach et, accompagné du guide Peter Anderegg, fait l' ascen de l' Altels, 3629 m. A 23.55 il est de retour à Thoune. Une autre fois, il va par Interlaken et Murren faire l' ascension du Schilthorn, 2970 m, et rentre à Thoune à 21.00 déjà, ce qui lui permet de s' accorder une joyeuse valse.
En 1867, Ruegsegger veut éprouver ses forces et voir jusqu' où peut aller sa résistance. Le 29 septembre, il quitte le Freienhof à 00.30. Par Steffisburg, Schangnau, Kemmeribodenbad et le Brienzgrat, il va déjeuner à Brienz ( 07.50 ). Il vide une chope en passant à Meiringen, et gagne Grindelwald en 4 heures par la Grande Scheidegg. Il en repart à 14.30 par la Petite Scheidegg, passe à Lauterbrunnen à 17.10, à Interlaken à 19.25 et entre au Freienhof à 23.45. Cela représente 40 lieues avec près de 4000 mètres de montée.
Ces données précises semblent incontestables: Ruegsegger prenait grand soin de faire viser son passage dans les postes de police ou les auberges où il s' arrêtait.
Ajoutons que Ruegsegger fit partie de la section de Berne du CAS. Le bizarre comportement qu' il eut dans certaines occasions à la suite de troubles mentaux, obligea le club de le radier de la liste de ses membres. Il mourut à l' asile de la Waldau, âgé de 48 ans.
Que les temps sont changés!... Le promeneur à pied, que célébrait J.J. Rousseau, est devenu anachronique. D' abord parce que ce n' est pas drôle de cheminer sur les routes; et pas seulement sur les grandes artères où les véhicules motorisés se suivent à la queue leu leu; même les petites routes de montagne, celles de Pont de Nant et de Solalex, celles du Lac des Joncs et du Vallon 1 Interlaken, 1957. 266 de Villard, sont intenables le dimanche pour le piéton. On ne fait pas machine arrière. Le temps n' est plus où les alpinistes ne pouvant se payer une voiture - c' était la grande majorité - et faute d' autres moyens de transport, montaient, courbés sous un sac rebondi, de Martigny à Saleina, à Valsorey, à Chanrion, de Sion à Arolla, de Sierre au Mountet. C' était alors -je parle des années 1900 à 1920 - chose courante, naturelle, acceptée comme telle par les grimpeurs jeunes et vétérans. Sans doute arrivait-il parfois que les débiles, au lendemain de ces dures et interminables montées à la cabane, dussent renoncer à l' ascension. Les autres y gagnaient une résistance de fil de fer, et l'on ne m' ôtera pas de l' idée qu' une marche de 10 ou 15 heures vaut une saison de bains, sans compter que les joies des escalades si chèrement gagnées prenaient une intensité inoubliable. J' ai trop souvent arrosé de mes sueurs la poussière malodorante de ces routes - t' en souviens-tu, Alfred Lüdepour ne pas me réjouir du changement, et c' est sans honte et sans scrupules que je prends à Champex le téléférique de la Breya qui m' évite les deux heures pénibles et désagréables du sentier de jadis.
A partir de 1920, les cars postaux rapides et confortables ont remplacé les antiques diligences, où l'on ne trouvait jamais de place lorsqu' on voulait les utiliser. Depuis quelques années, de nouvelles chaussées ont poussé leur pointe jusqu' aux derniers hameaux et jusque près des glaciers. Enfin des téléfériques en veux-tu en voilà vous hissent en quelques minutes jusqu' à proximité des refuges. En attendant ce que feront bientôt avions et hélicoptères.
La conséquence de cet état de choses, c' est que les gens ne veulent plus marcher. Il y a quelques années, je dirigeais une course collective dans les Alpes tessinoises. Nous étions arrivés à Bignasco dans la matinée avec plus de temps qu' il n' en faut pour monter à la cabane du Basodino, et je me réjouissais de faire connaître à mes camarades les beautés du Val Bavona - tel qu' il était alors, avant les travaux de la Maggia. Après une heure de halte, lorsque je voulus rassembler ma troupe, une douzaine manquaient à l' appel: ils avaient réussi à fréter un camion pour s' économiser les deux heures de marche jusqu' à S. Carlo. Aujourd'hui, les jeunes font la grimace à un programme de course comportant deux ou trois heures de marche d' approche, même s' il n' y a pas possibilité de faire autrement. Encore une fois, on n' y changera rien; on ne remonte pas le courant. Les stations touristiques qui ne peuvent offrir un téléférique meurent d' asphyxie. L' an dernier, le tenancier du refuge de Derborence se plaignait de n' avoir pas vu dix caravanes au cours de l' été. Cela va changer maintenant qu' une route permet aux autos d' y accéder, et cet admirable coin de pays sera envahi comme tant d' autres. Qu' importe! Tout dans ce monde finit par retrouver un équilibre. Le moment viendra peut-être où, fatigués de rouler en colonnes sur des routes encombrées, les amoureux de paysages intacts rechercheront et retrouveront, hors des chemins battus, les pistes ancestrales pleines d' imprévu, et où chaque instant vous ménage une surprise.
Pour moi, grâce au mirage du souvenir qui transmue les peines, les fatigues et même les souffrances d' une course dans le passé, lui enlève toute l' amertume du moment, c' est avec une sorte de joie émue que je me remémore ces longues randonnées d' autrefois, suant, soufflant sous le soleil implacable, la langue collée au palais, les bretelles du sac sciant les épaules, où il fallait un effort de volonté pour continuer mettre un pied devant l' autre et résister à la tentation d' aller s' étendre sous un mélèze, surtout lorsqu' elles sont associées à la mémoire d' amis chers trop tôt disparus.