Encore et toujours le Salbitschijen : La face sud-est de la Zwillingsturm
PAR FRANÇOIS MATTERN, LE LOCLE
( VOIE NIEDERMANN-ANDERRÜTHl ) Avec 4 illustrations ( 147-150 ) Le Salbitschyn est connu, à en croire le livre de cabane, bien au-delà de nos frontières, et non sans raisons: son arête sud offre l' une des plus belles escalades de Suisse, et il est de bon ton de l' avoir faite. Pour ma part, je l' ai suivie deux fois cet été; je compte bien y retourner encore.
Après les arêtes, les faces; voilà bien une des caractéristiques de l' évolution de l' alpinisme. Le Salbitschyn n' a pas échappé à la règle. En effet, au cours de ces dernières années, de nombreuses voies ont été ouvertes sur les flancs de cette extraordinaire montagne, notamment dans les tours de l' arête ouest.
La Zwillingsturm est la dernière tour de l' arête sud avant le ressaut sommital; elle est située immédiatement après la Plattenturm. Sa face sud-est: une succession de dalles lisses très inclinées, coupées de petites terrasses herbeuses, qui s' élancent jusqu' au sommet sur plus de 400 mètres. Une voie y a été tracée en mai 1956. Elle a été suivie déjà une bonne quinzaine de fois, fait très significatif si l'on pense que, il y a vingt ans, les routes exceptionnelles ( Badile, Grandes Jorasses, Eiger ) n' étaient plus répétées pendant plusieurs saisons1.
Au lieu d' attaquer directement au pied de la face ( l' itinéraire original suit une sorte de gorge située à la verticale du sommet de la Zwillingsturm ), nous préférons monter jusqu' au petit col précédant la Salbitzahn ( Sattel 2585 m ), et faire ensuite une longue traversée horizontale à droite, le long des vires herbeuses ( ou neigeuses ) bien visibles de la cabane. Nous évitons ainsi les 80 premiers mètres, les moins intéressants.
Le temps est au beau fixe, aussi nous ne nous pressons pas. Au pied de la Salbitzahn, nous bavardons avec une cordée qui a l' intention de faire l' arête sud. Il est 9 heures: j' ai de la peine à m' imaginer que, dans quelques instants, une varappe des plus difficiles mettra fin à cette délicieuse flânerie.
1 On trouvera une note et une excellente photo avec tracé de l' itinéraire dans Les Alpes, leer trimestre 1957.
5 Die Alpen - 1958 - Les Alpes65 De l' extrémité de notre traversée, nous rejoignons la gorge, qui n' est bientôt plus qu' une petite rigole peu marquée. Elle nous mène, après 50 mètres assez faciles, à une confortable terrasse. Ici commencent les grandes difficultés. J' éprouve une légère angoisse, d' ailleurs passagère: j' ai plein confiance en mon guide et ami Fritz Villiger, qui a déjà fait ses preuves. Paresseusement, nous déroulons les deux cordes de trente mètres. Fritz me passe le matériel de réserve dont je dois m' équiper: une dizaine de pitons, des mousquetons en plus grand nombre encore, 7 ou 8 coins de bois, quelques étriers, et cela en plus de mon appareil photographique. Le tout m' oppresse et me coupe le souffle. Les étriers surtout sont fort gênants qui, chaque fois que je veux m' élever sur un pied, se prennent sous mes souliers et bloquent brusquement ma jambe, manquant de me faire basculer dans le vide.
Fritz part, et je laisse filer les cordes. Il est maintenant à la hauteur d' un piton et traverse à droite, derrière un feuillet; il me demande de la corde. Je monte donc de quelques mètres, heureusement peu difficiles, lorsque j' entends un bruit fort inquiétant; instinctivement, je saisis les « nylon » des deux mains et déjà Fritz gigote 4 ou 5 mètres au-dessous du piton. Il me rassure: une minuscule prise a cédé sous son poids. Mon ami repart, atteint une plateforme où je le rejoins.
L' escalade se poursuit, de plus en plus difficile, le long de dalles lisses où l'on s' élève par des feuillets. Nous sommes toujours en opposition, à la limite de l' adhérence. Je suis peu habitué à cette technique, bien différente de celle pratiquée en terrain calcaire, et je serai assez vite fatigue. La route emprunte un petit dièdre fissure, mais Fritz me propose une variante, un peu plus à droite. Je suis d' accord, bien sûr, et ce seront 30 mètres d' une escalade vraiment difficile et des plus aériennes. Cette fois-ci, plus de paresse: je suis enthousiasmé.
Nous sommes maintenant sur une vire confortable. Des cordées nous hèlent depuis l' arête sud. L' heure ne presse pas; nous jouissons pleinement du soleil, du beau temps, des teintes automnales illuminant la vallée de Göschenen; nous vivons dans la certitude que nous viendrons à bout des difficultés qui nous attendent. Nous sommes loin de l' atmosphère souvent pesante dans laquelle se déroulent nombre de courses où le temps est le facteur principal de la réussite. Tout est soleil, joie de vivre, évasion, tout est prétexte à l' amitié.
Mais tout a une fin; il faut songer à repartir. A l' extrémité gauche de notre vire, une profonde cheminée, large de 3 à 4 mètres, présente dans son angle droit une magnifique fissure où pitons et coins de bois entrent dans la danse. C' est avec une satisfaction évidente que je grimpe et récupère les fiches récalcitrantes. J' ai été étonné de constater combien ces bouts de bois tiennent dans la roche.
Une longueur très difficile nous amène au pied d' une cheminée surplombante constituée par un immense feuillet détaché de la paroi. Je me demande comment Fritz réussit à s' enfiler là, d' autant plus que son sac ne lui facilite pas la tâche. Il paraît que c' est du VI sup. Plusieurs pitons et étriers sont nécessaires pour venir à bout de ce passage, le plus dur et le plus difficile de toute la paroi.
A mon tour. Je quitte mon inconfortable relais, non sans quelque appréhension. Les premiers mètres passent encore, mais la suite! J' essaie de ramoner, mais ça ne va pas. C' est glissant, il n' y a pas de prises. Si, il y en a une, là, bien haut. Mais quel effort pour l' atteindre, puis s' y rétablir! Lorsque je rejoins Fritz, qui sourit ironiquement, je suis à bout de souffle.
Le sommet est là, à quelques 50 mètres. Deux sorties possibles: par la gauche, ou bien... droit en haut. Malgré ma fatigue, je choisis la plus directe, la plus élégante aussi: tout ou rien. C' est à peine si les difficultés diminuent, et il en sera ainsi jusqu' à ce que nous rejoignions l' arête. Quelques pas faciles nous conduisent alors au sommet de la Zwillingsturm.
Quelle agréable détente! Quelle satisfaction, bien légitime, d' avoir réussi une telle ascension! Nous avons mis plus de quatre heures, quatre heures de merveilleuse varappe, la plus belle et la plus difficile que j' aie jamais faite, au cours de laquelle j' ai pu apprécier les extraordinaires qualités de Fritz.
Cette escalade est classée en sixième degré et en artificiel A3. Certaines cordées estiment que cette cotation est un peu forte. Je suis de cet avis, du moins pour les passages d' artificiel, d' ailleurs assez courts: il n' y a pas de A3. Cependant, de l' avis des premiers ascensionnistes, elle est aussi difficile que la face est du Grand Capucin, moins longue, mais plus libre, la plupart des pitons ( une bonne trentaine, plus une dizaine de coins de bois ) ne servant qu' à l' assurance. Une chose est certaine: il s' agit là d' une escalade très dure, et surtout très soutenue; en effet, il est assez rare que l'on descende au-dessous du cinquième degré.
Et pourtant, c' est déjà une course classique!