Edward Whymper
Avec 2 illustrations.Par C. Egmond d' Arcis.
Peu d' hommes ont joui, dans le monde des alpinistes, d' une réputation et d' une popularité égales à celles d' Edward Whymper, le conquérant du Cervin. Est-ce à cause de sa première et tragique ascension du Cervin? Est-ce à cause des efforts tenaces qu' il déploya pour gravir cette cime inviolée? Est-ce à cause de sa forte et originale personnalité? Toutes ces raisons, sans doute, ont contribué à attirer sur lui l' attention des alpinistes qui ont vu en lui un pionnier de la conquête des Alpes, un pionnier que jamais ne purent abattre les échecs ou les accidents, un homme dont la froide volonté réussit à vaincre les obstacles naturels, à se vaincre soi-même également.
Il y a cent ans que naquit Edward Whymper, le deuxième des onze enfants de Josiah Wood Whymper, un artiste graveur, sculpteur et aquarel- 8SLe Col du Lion ( 3386 ml pria en direction de la Tòte du Lion ( SW ) Ces vues sont tirées de Th. Wundt: Das Matterhorn Autorisé officiellement le 26. II. 1040, conformément à l' ACF du 3. X. 1938 Brunner & Cie. S.A.Z.urich 96 L' arête italienne Au pied de la Grande Tour on distingue l' ancien Refuge de la Tour ( 3900 m ). C' est là que Hawlcins s' arrôta; Woymper y dressa sa tente dès 1863 Die Alpen - 1940 - Les Alpes EDWARD WHYMPER.
liste à ses heures, qui, grâce à son talent et à sa persévérance, fit, à Londres, une fort honorable carrière. La famille Whymper était d' origine hollandaise; elle portait autrefois le nom de Wimper qui, en hollandais, signifie sourcil, et, fait à noter, plusieurs des Whymper, y compris Edward, se distinguaient par leurs sourcils très marqués.
Dès l' âge de 14 ans, Edward entre comme apprenti dans l' atelier paternel. L' année suivante, en 1855, il commence d' écrire un journal dans lequel il relate brièvement ses faits et gestes et commente, avec une sagacité précoce, les événements contemporains: la guerre de Crimée, les multiples accidents de chemin de fer, les incendies de Londres, la politique, la religion — car il est très religieux — et où il parle, succinctement d' ailleurs, des personnages importante qu' il a rencontrés, de ses travaux de gravure, de ses essais tentés dans le domaine de l' architecture et de l' illustration.
Il ressort de ce journal — qu' a publié notre collègue britannique F. S. Smythe — qu' Edward Whymper était un jeune homme à l' intelligence alerte, aux connaissances multiples et solides, mais à qui pesait l' uniformité de son existence. On ne peut pas dire qu' il n' aimait pas son métier, il le trouvait monotone, il n' y trouvait pas l' occasion d' employer à fond ses capacités. Une intelligence aussi vaste, une force physique aussi puissante avaient besoin d' un champ plus étendu, d' une activité plus dynamique. La vie de famille chez les Whymper manquait de liant et de chaleur. Le père, pointilleux, souvent grognon, très absorbé par ses affaires, n' avait pas su gagner l' affec de son fils qui reportait tout son amour filial sur sa mère, délicate de santé, fine, douce, affectueuse, une créature d' élite dont la disparition affecta Edward au plus haut degré. Cependant, le jeune homme s' était fait dur, surtout pour lui-même, il méprisait toute émotion, il vivait en solitaire, avec ses pensées comme camarades, et, graduellement, il devint égoïste, sans abandonner toutefois cet humour mordant qui transparaît à chaque instant dans ses écrits.
Whymper avait l' esprit aventureux. Il fallait une circonstance pour qu' il se révélât dans toute son intensité: ce fut sa visite aux Alpes, en 1860. Dans sa jeunesse, emballé par les récits des expéditions de Sir John Ross, de Parry, de Franklin, il avait rêvé d' explorations arctiques. Les Alpes allaient lui permettre d' assouvir sa soif d' aventures.
Au cours de ce voyage de 1860, il visita l' Oberland bernois, Loèche, la vallée de Saas, Zermatt, la Valpelline, Aoste, Chamonix, le Dauphiné et rapporta de nombreux dessins qui éveillèrent l' intérêt de l' éditeur Longman, depuis longtemps en quête de bonnes vues des Alpes. Whymper lui en fournit, reçoit de nouvelles commandes, et c' est là une orientation nouvelle, décisive dans sa carrière d' artiste; c' est aussi le point de départ de sa carrière d' alpiniste qui va lui permettre de donner libre cours à son tempérament aventureux. La montagne exerce sur lui un attrait invincible, il va se consacrer à elle maintenant, de toute son âme, avec un enthousiasme réfléchi — si l'on peut dire — non dénué de sentiment, car, au fond, il était depuis sa prime jeunesse un ardent admirateur de la nature.
S' il a été attiré par les terres inconnues de l' Arctique, le Cervin, encore inviolé, va devenir le centre de ses préoccupations et lui permettre de satis- Die Alpen — 1940 — Les Alpes.21 faire son goût de l' aventure. Ne ménageant ni les efforts, ni le temps, jamais découragé par les insuccès, il fait le siège de la montagne, cherchant patiemment le défaut de la cuirasse. Il serait fastidieux et superflu de passer en revue les huit tentatives qu' il fit en vain de 1861 à 1865 pour atteindre la cime: d' autres l' ont fait avec plus de talent. Rappelons cependant ce jour du 14 juillet où Whymper et sa caravane hétéroclite foulent le sommet du Cervin, et la catastrophe qui endeuilla cette victoire, soulevant une émotion intense dans tous les pays. Cette première ascension comme sa fin tragique n' ont pas manqué d' ajouter à la renommée de Whymper dont le nom est désormais lié à celui du Gervin.
Son début est un coup de martre puisque, en 1861, il s' attaque au Mont Pelvoux et en fait la première ascension.
En 1864, visite aux Aiguilles d' Arves, au massif de la Meije avec la première ascension de la Pointe des Ecrins, puis celles du Dolent, de l' Aiguille de Tré-la-Tête et de l' Aiguille d' Argentière. En 1865, avant de reprendre l' assaut du Cervin, Whymper effectue la première ascension du Grand Cornier; au cours de cette même campagne, il gravit encore la Dent Blanche, fait la première traversée du Col Dolent, la première ascension de l' Aiguille Verte dont un couloir garde son nom, et celle de la Ruinette, une riche moisson de hauts sommets parmi les plus difficiles des Alpes. Et cela s' achève par la conquête chèrement payée du Cervin.
Whymper fut-il affecté par cette catastrophe? Sans aucun doute, et la mort du guide Michel Croz, auquel il s' était particulièrement attaché, fut intensément ressentie par lui. F. S. Smythe, relevant une phrase des « Escalades dans les Alpes » — «... une négligence momentanée peut détruire le bonheur de toute une vie » — en conclut que Whymper fut longtemps assombri par le tragique souvenir de l' accident. Mais, égoïste, n' ayant personne à qui confier sa peine ou sa pensée, il s' est raidi, il s' est renfermé davantage en lui-même, et s' il a souffert, il n' a pas manifesté sa douleur parce qu' il ne voulait pas laisser voir ses sentiments.
Entre 1866 et 1878 on voit Whymper poursuivre ses pérégrinations: au Groenland, dans les Alpes où il arpente les vallées, franchit des cols d' alti moyenne, sans aborder les hautes cimes. Est-il retenu par le souvenir de la tragédie du Cervin, ou bien veut-il éviter la critique? Ou bien — et ce n' est pas exclu — trouve-t-il du plaisir à parcourir la basse montagne, même la montagne à vaches?
Ayant écrit et publié ses « Escalades dans les Alpes », Whymper franchit l' Atlantique et le voilà dans les Andes où il conquiert le Chimborazo. Il gravit encore le Cotopaxi, le Cayamba et d' autres montagnes. Revenu d' Amé, il s' occupe de ses collections, écrit son livre « Voyages à travers les grandes Andes de l' Equateur », compose des articles pour les journaux et les magazines. De 1881 à 1890, il passe ses vacances d' été dans les Alpes, allant de Chamonix à Zermatt et à 1' Oberland bernois, ajoutant à chaque saison quelques ascensions encore à son actif déjà considérable.
Après une visite aux Etats-Unis, Whymper organise une expédition dans les Montagnes Rocheuses avec Joseph Pollinger, Christian Klucker, Christian Kaufmann, Joseph Bossonay comme guides, mais l' âge lui pesait déjà, et Whymper ne se couvrit pas de gloire ainsi qu' il l' avait espéré. 1902 le retrouve à Chamonix, puis à Zermatt où il complète sa documentation pour les guides qu' il publie; 1903 le revoit dans les Montagnes Rocheuses du Canada où il retourne encore en 1904.
Mais vint la fin de cette longue et belle carrière. Il est à Chamonix, il se sent faiblir, mais il refuse tous les soins — médecins et infirmières n' ont jamais pu approcher de cet homme de fer — et, le 16 septembre 1911, il s' en paisiblement. Il repose maintenant dans le cimetière fleuri de l' église anglaise de Chamonix, aux côtés de nombreux alpinistes britanniques morts dans les montagnes voisines qui les enveloppent de leur ombre.
Tel fut cet homme à la volonté indomptable, qui consacra sa vie à la montagne avec une ardeur farouche, qui fut dur pour lui-même, brusque parfois avec les autres, mais bon, généreux pour les humbles, surtout pour les guides dont il appréciait le dévouement et les conversations tout empreintes de naïveté et de bon sens; une personnalité attachante par le mystère, peut-être, qui enveloppe son âme, et surtout par cette âpre ténacité qui prépare toutes les victoires.