Deux «gamins» à l'Arête du Diable (Täschhorn)
Henri Furrer, Berne
Motes psychologiques sur des alpinistes non adultes A vrai dire, nous sommes tous deux dans la trentaine, Arnold et moi. Mais en dépit des nombreuses ascensions que nous avons faites en commun des notre enfance, nous n' en sommes pas devenus plus malins et nous n' avons guère dépassé le stade des gamineries. Peut-être est-il plus difficile de se débarrasser de ses péchés de jeunesse lorsqu' on est deux à grandir ensemble en bonne entente que lorsqu' on est oblige de forger et définir sa personnalité en face de camarades d' un tempérament opposé.
Mon frère et moi, nous sommes parvenus en montagne à une curieuse situation de « non-auto-nomie ». Nos réflexions, nos décisions et nos actes se ressemblent souvent à tel point qu' ils paraissent provenir d' une seule et même personne. L' avan de cette situation est que, à l' intérieur de notre cordée, les forces morales et physiques s' ajoutent, se stimulent mutuellement et augmentent ainsi nos capacités dans une mesure appréciable. Le poids des responsabilités est supporté par les deux partenaires, l' effort physique peut être réparti également entre eux. Le seul inconvénient d' un tel « parallélisme », c' est le handicap d' une jeunesse commune fort tumultueuse.
Nous connaissons les principes de l' alpinisme, mais de cette connaissance à son application, il y a un monde. Nous connaissons les règles de ce jeu qui est notre passion, nous avons souvent éprouvé dans notre propre corps ce qu' il advient quand on les néglige - et malgré cela, nous retombons toujours dans nos péchés de jeunesse, commettons les mêmes erreurs que dix ans auparavant, et nous oublions les principes les plus élémentaires. C' est juste, il y a donc tout de même un second inconvénient...
Il existe notamment une règle qui veut que toute entreprise sérieuse requière une certaine préparation physique. Chez les sportifs, cela s' ap l' entraînement. Et plus l' entreprise est ardue, plus la préparation est importante. C' est un principe enfantin à retenir. Et pourtant, nous l' avons bel et bien oublié lorsque nous avons décidé un jour, à la fin de l' été, de réaliser une traversée dans le massif des Mischabel.
Nous n' avons fait encore aucune ascension en haute montagne cette raison, et deux ou trois balades dans les Préalpes n' ont pas pu nous accoutumer à l' altitude. De plus nous ne sommes ni l' un ni l' autre en grande forme. Arnold est surmené après une semaine chargée, et moi affaibli par une récente maladie.
Mais tout cela ne parvient pas à entamer notre bonne humeur tandis que nous nous offrons un plantureux repas dans un restaurant de Täsch. Bien qu' on prétende généralement que l' alcool n' est pas compatible avec de gros efforts, nous buvons de la bière et glissons aussi quelques bouteilles dans nos sacs de montagne.
Nous montons gentiment à la cabane Täsch. L' air brûlant tremble au-dessus des prés. Le sac pèse sur les épaules - il doit bien faire dans les vingt kilos. Rien d' étonnant à ce que la sueur commence bientôt à nous couler du front. Toute conversation cesse et chacun suit ses propres pensées.
Peu à peu, le chemin se fait moins raide et débouche bientôt dans le grand vallon dénudé de l' alpe de Täsch. Je lève les yeux à plusieurs reprises vers les parois abruptes des Leiterspitzen et du Täschhorn: « Où peut bien être le Teufelsgrat ( Arête du Diable ) ?», mais je garde ma question pour moi, car Arnold en sait aussi peu que moi là-dessus.
Ce nom mystérieux de Teufelsgrat ne nous est connu que depuis hier. En apprenant notre intention de faire une traversée dans les Mischabel à partir de la cabane Täsch, une connaissance s' était exclamée:
- Ah! dans la région du Teufelsgrat!
Mais elle n' avait pas su répondre à nos questions, si ce n' est que cette arrête était célèbre mais difficile. Comme mon père avait eu exactement la même réaction, nous en avions conclu qu' il y avait du vrai là-dedans. Mon père ajouta cependant en passant que c' était quelque chose pour nous, que nous avions déjà fait des ascensions plus difficiles. Il devait savoir de quoi il parlait, puisqu' il dirigeait un cours d' alpinisme dans la région de Saas Fee! Pourtant nous avions écarté ce projet presque instinctivement, en déclarant que nous n' étions pas fous, que j' avais une femme et un gosse à la maison. Mais le nom mystérieux avait été prononcé. Nos interlocuteurs plus âgés avaient-ils senti combien leurs remarques innocentes pouvaient pénétrer facilement dans le subconscient des incorrigibles gamins que nous étions?
Arrivés à l' alpe de Täsch, nous buvons le reste de notre bière et nous nous étendons sur l' herbe pour dormir un moment. La nuit prochaine sera courte. Nous essayons de rattraper notre manque de sommeil et d' en faire une réserve en prévision des fatigues à venir. Arnold s' endort immédiatement et se met à ronfler, tandis que je somnole pendant une heure sans parvenir à sombrer tout à fait dans la sommeil. J' écoute la musique des torrents et les sonnailles des troupeaux. Il fait bon ici, on se croirait au paradis, et on aimerait rester là indéfiniment, à se prélasser et à rêver. Mais pour nous autres alpinistes, un tel bonheur n' est complet que s' il est de courte durée. Il vit de la tension entre le passé et les événements à venir. Je lève les yeux involontairement vers les gigantesques murailles du Täschhorn et de son versant sud. Qu' est que demain nous réserve? Je reste longtemps couché ainsi à laisser vagabonder ma pensée...
A la cabane Täsch, où nous arrivons les beaux derniers d' une nombreuse clientèle, nous constatons — tout en mangeant notre soupe - qu' il nous manque un élément fort utile à une ascension importante: une information précise sur les voies à suivre et les caractéristiques du terrain. Nous n' avons qu' une idée vague de ce que nous voulons. De plus, nous avons négligé de nous procurer le guide de la région. L' expérience nous a montré qu' il est dangereux de ne se fier qu' aux courtes descriptions qui s' y trouvent, mais nous apprécions tout de même ce livret qui donne une vue d' en et aide à choisir la voie la meilleure. Nous connaissons les arêtes classiques nord-sud des Mischabel, mais quant aux voies d' accès, à l' atta, à la difficulté et aux temps de marche, notre ignorance est quasi totale. Cela nous coupe presque l' appétit, maintenant que l' heure de la décision est là.
Tout de suite après le souper, Arnold s' ap timidement du gardien, un homme cordial qui inspire confiance, et lui pose bêtement sa question:
- Où est le Teufelsgrat?
La réponse est bienveillante, ce qui l' encourage à demander encore où se trouve l' attaque. Le gardien ne manifeste aucun étonnement et indique un couloir situé sous le Kinhorn. Aucune question, pas un mot sur la difficulté de cette course, aucun avertissement. Les personnes plus âgées et compétentes que nous avons consultées sont donc toutes encourageantes!
Avant de nous coucher, nous parcourons le livre de cabane. Il nous semble contenir bien peu de mentions d' une ascension du Täschhorn et le nom de « Teufelsgrat » ne s' y trouve pas... si, pourtant, une seule fois! L' inscription est signée par quatre guides de Chamonix. Cela aurait du nous ouvrir les yeux! Mais, curieusement, nous ne nous montrons pas francs l' un vis-à-vis de l' autre. Nous faisons comme s' il n' y avait rien à décider. Demain, nous montons au Col des Mischabel et faisons l' arête sud, un point c' est tout. Aucun de nous ne pense sérieusement à l' arête ouest que, pour des raisons obscures, on nomme « Arête du Diable ». Nous ne sommes pas fous... si bien que nous emportons, chacun pour soi, dans notre sommeil, ce reste d' incertitude.
Nous nous levons passablement tard pour une ascension du Täschhorn: deux heures trente. Maintenant, tout marche bien: nous faisons les gestes voulus, rapidement, silencieusement. Ce travail nous détourne des soucis de la nuit. Mais ce n' est qu' en sortant de la cabane endormie dans le froid de l' aube que nous nous en libérons vraiment. Le ciel est tout scintillant d' étoiles, la silhouette des montagnes se dessine en coulisse; au-delà d' un silence profond, on perçoit le grondement des torrents sous les glaciers; un vent faible souffle de 1' Alphubel.
L' inquiétude de la nuit est balayée d' un coup. C' est un jour neuf qui commence. Le cœur léger, l' esprit joyeux, nous montons en suivant les traces, utilisant parfois la lampe de poche. La première heure de marche est toujours l' une des plus belles pour moi. Régulièrement, lentement, les jambes et les poumons travaillent ensemble, me donnant le sentiment d' une machine aux forces illimitées. Le but est si éloigné qu' il n' exerce pas encore son attraction. L' esprit est libre et détendu. Nous échangeons quelques mots, mais en chuchotant. Peut-être sentons-nous confusément que le son de notre voix pourrait troubler le mystère du silence nocturne. Aussi continuons-nous longtemps encore à chuchoter. Ce n' est qu' en voyant une lueur pâle effacer peu à peu les étoiles que nous osons quitter ce ton assourdi.
Petit à petit, l' idée de l' arête ouest du Täschhorn refait surface dans nos consciences. Nous levons souvent les yeux vers ses dentelures, ses contours qui se précisent et la paroi sud qui se dessine dans une lumière jaune et blafarde. En silence, les pas succèdent aux pas, selon un rythme monotone... et nos pensées recommencent à tourner en rond...
Arrivés sur le bras nord du Glacier de Weingarten, nous rompons enfin le silence. C' est là que se séparent les deux chemins, celui du Col des Mischabel et celui de l' arête ouest. Nous nous asseyons pour examiner la situation. Nous jouons maintenant enfin cartes sur table: pour la première fois de la course, nous évoquons la possibilité de gravir l' arête ouest.
Cette séance nous prend presque une heure. Selon une technique quasi scientifique, nous considérons et pesons tous les arguments en présence. Nous sommes conscients du fait que, dans notre situation, l' arête ouest doit être considérée comme une première. Finalement, notre décision est prise: le « Teufelsgrat»les arguments décisifs étant d' une part que l' arête semble assez déneigée, d' autre part que la situation météorologique est sûre.
Nous attaquons en profanes, à peu près comme quand nous étions gamins et courions après les chamois. Le couloir de neige sous le Kinhorn est gelé; il est bordé à son extrémité supérieure par des rochers en surplomb. Nous n' estimons pas utile de chausser les crampons et pensons ainsi gagner du temps. Mais vu la pente, nous n' avan que lentement, les chevilles crispées. Arnold passe devant et gagne du terrain sur moi. Bien qu' il avance prudemment, il m' envoie sans arrêt des cailloux. Une véritable avalanche de pierres m' oblige à sauter sur la droite à l' abri des rochers. Cela m' incite à chercher un passage ailleurs que dans le couloir. Et ça marche! Je crie à Arnold de redescendre. Mais il ne vent rien entendre et continue à monter. « Idiot, va », me dis-je tout en grimpant dans la paroi sur la droite.
J' atteins une petite vire d' où je peux examiner la suite du parcours. La paroi paraît praticable. Cependant, il faut s' encorder à partir d' ici. Arnold ne pourra sûrement pas s' en tirer dans son couloir surplombant et devra revenir vers moi. Je m' encorde et m' assieds pour l' attendre. Les premiers rayons du soleil réchauffent déjà le rocher. On entend les cailloux dégringoler dans le couloir. Quelqu'un est en train de le ramoner à fond!
Peu de temps après, le ramoneur lui-même est en vue et se met à grimper vers moi. Je lui passe la corde impatiemment. Cette plaisanterie bien superflue nous a de nouveau coûté une heure précieuse.
Maintenant que nous sentons le rocher sous nos doigts, nous sommes dans notre élément et adoptons machinalement une technique prudente, précise et réfléchie. La différence d' altitude entre le pied de la paroi et le haut de l' arête est de 300 mètres - cela représente déjà une ascension de moyenne importance.
Pour gravir le premier palier, nous empruntons une cheminée. Nos sacs lourds nous gênent passablement, vu la raideur et la difficulté du passage. Le rocher est cassant, de l' eau suinte le long des prises inclinées —les premiers jurons fusent!
Après avoir franchi quelques paliers plus courts, nous constatons avec dépit qu' il y a beaucoup plus de neige que nous ne pouvions le soupçonner d' en bas - en tout cas sur les dalles moins inclinées. Partout luisent des plaques de glace.
Avec une extrême prudence, nous suivons plusieurs vires en pente, couvertes d' éboulis. Ce n' est qu' à l' approche de l' arête que le rocher devient convenable - nous grimpons dès lors dans de gros blocs pourvus de bonnes prises.
Arrivés sur l' arête, nous nous apercevons avec effroi qu' il est déjà to heures. Depuis notre maigre déjeuner, à 3 heures, nous n' avons plus rien avalé. Selon la recette d' Arnold, c' est le moment de faire une longue pause. Ce principe ne respecte pas seulement son goût de la bonne chère, mais aussi sa théorie personnelle de l' alpinisme sur grands parcours: il faut manger abondamment, se reposer suffisamment, ne pas se hâter ni se surmener momentanément, surtout en début de course; la fatigue engendre une incertitude morale qui, à son tour, augmente la fatigue et les risques qui lui sont liés. A vrai dire, cette théorie est parfois en contradiction avec les principes généralement reconnus sur la façon d' éviter les dangers objectifs. C' est ainsi que, il y a quelques années, le calme imperturbable d' Arnold a failli nous mener la catastrophe, nous faisant descendre trop tard du Doldenhorn.
Il nous faut donc nous corriger l' un l' autre. Nous pressentons que la journée sera rude et qu' elle ne fait que commencer; cependant nos jambes se ressentent déjà de l' effort accompli et nous sommes affamés. Si la faim est un bon signe, la fatigue l' est moins.
Nous mordons à belles dents dans nos provisions. Mais déjà, à la cinquième bouchée, je constate que ma faim n' est pas si grande que cela: la nourriture me reste dans la gorge comme une boule de sciure. Heureusement qu' Arnold se met en devoir de préparer un bouillon.
Avec une énergie nouvelle, nous attaquons le premier grand gendarme. La varappe est agréable et nous fait plaisir. Au-delà du gendarme, l' arête devient de plus en plus aiguë: nous devons même de temps en temps nous mettre à cheval et nous pousser ainsi plus loin. J' ai quelques difficultés d' équilibre. Il faut dire que c' est ma première course de rocher cette année. C' est toujours mon sens de l' équilibre déficient qui me rappelle mon manque d' entraînement. « Qu' est qui ne va pasIl n' y a qu' à traverser comme un danseur de corde! » C' est ce que je me dis chaque printemps dans les terrains d' alpinisme du Jura ou aux Gastlosen. Mais je ne suis pas au Jura, nom d' une pipe! je suis au beau milieu du Teufelsgrat!
Ou bien est-ce la faute du sac si nous peinons pareillement? Ce n' est pas très courant de traîner un sac de vingt kilos aux Gastlosen. Est-ce que ça l' est plus au Täschhorn? Nous ne le savons pas et ne perdons pas notre temps à nous le demander. Notre équipement est la conséquence logique de la théorie d' Arnold, que nous ne remettons pas en question le moins du monde. Sur ce point particulier, nous méprisons donc consciemment la règle générale qui consiste à emporter le matériel le plus réduit et le plus léger possible. A côté de l' équipe technique indispensable - pitons, mousquetons, vis à glace et cordelette - nous emportons un matériel photo d' importance moyenne, des provisions pour cinq jours environ, une cuisine de camping, du matériel de bivouac, des vêtements de rechange et d' autres objets encore. Avec ça, quoi qu' il arrive, on est paré! Si seulement ce truc ne nous tirait pas tant en arrière...
A droite de l' arête, c' est un à-pic de cinq cents mètres environ qui file jusqu' au Glacier de Weingarten; du côté nord, la paroi est presque aussi abrupte et striée de minces bandes de glace qui brillent au soleil. J' évite de regarder le vide et fixe le rocher droit devant moi, luttant pour conserver ma confiance en moi. La varappe aérienne est pour la plupart des alpinistes une jouissance suprême; on la compare à la merveilleuse liberté des oiseaux. Je ressens moi aussi cette parenté avec eux, mais seulement à la condition d' avoir sous le pied ou la main au moins une prise digne de confiance. Or une telle prise fait ici totalement défaut. Le rocher est lisse et pourri. Aux endroits difficiles, on doit tout d' abord « débarrasser la vaisselle » avant d' attaquer le travail sérieux. Arnold ne se laisse pas démonter:
-Splendide! magnifique! s' exclame.
Je présume que cette emphase s' applique à la régularité de notre avance.
Nous maîtrisons ainsi un pilier, une partie d' arête après l' autre, et cette succession semble n' avoir pas de fin. Le second grand gendarme est maintenant tout proche. Les difficultés augmentent. Un petit mur à l' air innocent nous oblige à un dangereux contournement par le nord. J' essaie longtemps de l' attaquer de front - tout en moi se hérisse à l' idée de m' engager dans le flanc de la montagne. Le truc de la courte échelle ne nous vient pas à l' esprit l' invention de la semelle Vibram, les varappeurs semblent curieusement réprouver cet artifice; on sait que les grimpeurs des générations précédentes ne dédaignaient pas de se grimper sur les épaules à toute occasion avec leurs chaussures à clous. Cet usage pittoresque semble être tombe dans l' oubli; en tout cas, je ne me souviens pas l' avoir jamais pratiqué. C' est dommage, car dans le cas présent, j' aurais pu redécouvrir cette solution élégante!
Libéré de mon sac, je traverse dans la paroi nord en descendant quelque peu. Sans conviction, pas très rassuré, je cherche un passage dans les rochers couverts de glace. « Regagnons l' arête au plus vite », me dis-je en approchant d' une fissure enneigée. Avec une mauvaise humeur croissante, je cherche des prises sous la neige ou parfois en enlevant la glace. Je m' agrippe où je peux, je m' arc de tous mes membres, je rampe pour gagner quelques centimètres, essayant de ne pas m' attarder dans une position inconfortable... Il n' est plus question de laisser vagabonder sa pensée: je lutte obstinément jusqu' à ce qu' enfin je puisse saisir le bord de l' arête.
Quant à Arnold, je lui défends de suivre ma trace. Cela aurait blessé mon amour-propre, car il aurait bien vu qu' un varappeur de notre niveau ne peut vaincre un tel passage qu' après avoir perdu toute maîtrise de soi, en agissant non pas avec calme et réflexion, mais avec l' énergie du désespoir.
Le hissage du sac exige une manoeuvre longue t Dom et Täschhorn; devant, à droite: l' Arête du Diable ( Photo prise au téléobjectif de l' Arête est du Weisshorn 2Dans les séracs du versant est de l' Alphubel 3Premier contact avec l' Arête du Diable 4Arête du Diable: vue du pied de la troisième tour sur l' Alphubel et le glacier de Weingarten et pénible. En s' aidant beaucoup de la corde, Arnold peut enfin escalader ce sacré petit mur. D' autres passages difficiles, d' autres contournements nous attendent, qui exigent tout notre savoir-faire, en matière d' assurage également.
Et les heures filent. Nous n' osons plus regarder nos montres: le soleil s' approche étonnamment vite du Weisshorn. Nous continuons à varapper obstinément, sans nous arrêter, en nous relayant à la tête de la cordée. L' instinct de conservation prend le pas sur la théorie. Notre récolte de photos enestunsigne: au début de la course, nous avons encore pris le temps de faire quelques clichés et d' ad les sommets environnants; maintenant, nous vouons toute notre attention au prochain passage, nous ne jetons plus un regard à droite, ni à gauche et n' avons plus qu' une idée: avancer!
Devant nous, l' arête dresse toujours ses fortifications dans le ciel, formidables bastions rocheux inclinés vers le sud. L' escalade semble n' avoir pas de fin. Il ne fait aucun doute que nous ne pourrons pas sortir aujourd'hui sur le névé sommital et que nous devrons donc passer la nuit sur l' arête. Ce fait est ci clair que nous ne prenons même pas la peine d' en parler. Mais la simple pensée de passer la nuit ici nous fait bondir. Quelle idée insensée de bivouaquer sur le Teufelsgrat! Et qu' est que nous disions, pas plus tard qu' avant? Que nous n' étions pas fous...
Nous atteignons le second gendarme. Nous nous aventurons prudemment dans la paroi sud, vers laquelle des vires raides et couvertes d' éboulis semblent conduire. Ici, tout ce à quoi on pourrait s' accrocher est branlant - ce n' est qu' un immense tas de caillasse. Le passage est si exposé et si dépourvu de possibilités d' assurage que nous sommes contraints à une extrême prudence. Nous honnissons le Täschhorn. Il est en train de nous dégoûter totalement de la montagne. Nous nous faisons l' effet de gamins bornés qui auraient dû capituler depuis longtemps devant la puissance et la grandeur oppressante de cette montagne. Les chicanes toujours nouvelles qu' elle nous présente semblent sortir d' un arsenal inépuisable.
Que pouvaient-ils bien avoir dans la tête, les guides de Chamonix? Quel égarement de venir en pèlerinage sur ce gigantesque tas de débris, alors que dans le granite du Mont Blanc, varapper est un plaisir esthétique! En comparaison de notre grand voisin, le Weisshorn, dont l' élégante arête nord fait la joie des alpinistes les plus exigeants, notre montagne fait l' effet d' un géant hideux.
Par une petite selle de neige, nous revenons sur l' arête, juste devant le troisième gendarme. Celui-ci promet d' être dur à arracher. Il est 17 h 30 et nous décidons sans hésiter de bivouaquer là. La nuit pourrait nous surprendre au milieu de la prochaine étape et la petite place où nous nous trouvons est peut-être la seule de toute l' arête où il soit possible d' installer un bivouac. De plus, nous savons le temps que prend une installation un peu convenable.
Nous commençons le travail sur un rocher situé en bordure de la plate-forme de neige. Pour la première fois, nous pouvons tirer parti de la mauvaise qualité du rocher. J' essaie d' enlever au piolet un morceau de la pierre en question, tandis qu' Arnold, se déplaçant avec précaution au-dessus du vide, construit une petite terrasse en aval à l' aide de quelques dalles. Ainsi, en utilisant au mieux les possibilités du lieu, nous préparons un endroit à peu près plat sur le sommet de l' arête. Il ne permet pourtant pas de déplier notre tente de bivouac dans toute sa longueur. La tente « Hiebeler » nous dévoile alors un de ses précieux avantages: sa flexibilité. Nous n' avons qu' à monter deux des trois baguettes en fibre de verre qui forment l' armature. Quelques points d' amarrage avec cordelettes ainsi que la corde, répartie sur la surface de la couche, complètent le tout. Ceci suffit à notre confort: nous pouvons nous étendre sous le toit en laissant pendre le long de la paroi nos jambes que nous avons glissées dans le prolongement en forme de sac de notre tente.
Cependant, le soleil s' est cache derrière le Weisshorn; très vite, presque d' un coup, la nuit est tombée. Il nous reste à peine le temps d' assister à ce spectacle grandiose. Nous nous trouvons à
I
5Au matin du premier bivouac. A Varrière-plan: le Theodulpass et le Cervin. Au fond de la vallée: Zermatt 6Troisième tour ( P.4088 ). A l' arrière: le Breithorn Photos: Henri Furrer, Berne 3950 mètres d' altitude. Les Alpes bernoises et valaisannes sont pour la plupart déjà plongées dans l' obscurité, seuls les derniers géants se dressent, solitaires, dans le ciel transparent du soir.
Pendant qu' Arnold s' occupe de la cuisine, je mets nos effets en lieu sûr pour éviter qu' ils ne filent dans le vide et je prépare notre couche. Pour moi, ce sera un sac de couchage léger; Arnold essaiera de s' accommoder d' une veste de duvet et d' un sac pour les pieds. Nous travaillons avec lenteur et apathie. La fatigue accumulée pendant la journée se fait sentir. Mais de faim, pas trace, bien que nous n' ayons rien mangé depuis une dizaine d' heures. J' essaie de me mettre en appétit par un d' œuvre juteux et délicat et j' ouvre une boîte d' asperges. Assaisonnée d' une prise de sel et de mayonnaise, la première pointe d' asperge disparaît dans mon gosier. Mais un sentiment d' irréa m' étreint, venu de la région de l' estomac. Je dois être pâle et, tout en avalant la friandise, je réprime une envie de vomir. Un nouvel essai avec une tartine beurrée, puis avec du chocolat échoue également. Arnold fait la même expérience; il arrive juste à enfourner une tartine avant que l' es n' exprime son veto. Nous mettons la boîte d' asperges de côté dans une petite niche, en prévision du petit déjeuner, et nous nous contentons de la soupe préparée par Arnold, que nous avalons lentement et péniblement.
Nous avons soudain envie de rire! Pauvres de nous, faibles pécheurs entre les griffes du diable! Mais au fond de nous-mêmes, nous ne sommes pas très gais. Je pense à ma famille, à ma petite fille couchée dans son lit d' enfant à la maison -je rêve d' une prairie où je pourrais marcher et sauter librement, de musique, du glouglou des fontaines et du bruissement des arbres; et tout ce que la vie nous offre de douceur repasse devent mes yeux. Le vide immense et noir sous la coupole du ciel étoile a sur nous un effet oppressant, de même que le silence de mort qui nous entoure: nous n' enten que notre propre respiration et les battements sourds de notre cœur. Le seul signe de présence humaine est le petit groupe de lumières de Zermatt, très loin là-bas dans la vallée. Mais il ne suffit pas à nous réconforter. Le poids de la solitude est trop grand.
, Deux jours plus tard, nous avouerons avoir lutté tous les deux en même temps contre un sentiment de désespoir; nous doutions sérieusement que la montagne nous relâche jamais... Mais sur le moment, nous dissimulons ce moment de faiblesse. Nous craignons de nous contaminer l' un l' autre parce virus dont nous ne connaissons pas les effets. Arnold allume une pipe en silence et reste là, immobile, à fixer l' obscurité en lâchant des bouffées de fumée.
Nous avons atteint un tel degré de fatigue que nous nous habituons rapidement à notre lit de pierre, et nous endormons presque instantanément. Je me réveille à peu près toutes les heures pour changerdeposition ou écarter quelque caillou - mais je retombe immédiatement dans un sommeil de plomb. Nous sommes surpris de ne pas souffrir du froid. Notre tente retient l' air relativement chaud de l' intérieur et l' eau de condensation qui se dépose sous le toit coule le long des parois sans mouiller les habits ni le sac de couchage, ce qui représente un avantage certain sur le sac de bivouac habituel.
Il fait grand jour quand nous mettons la tête dehors. Un air glacial nous surprend. La journée est claire, sans un nuage, le ciel nous est propice. Mais ce que nous craignions s' est produit: une couche de givre cache les rochers. Aussi ne nous hâtons-nous pas outre mesure et laissons agir le soleil. Arnold est d' avis de contourner entièrement la troisième tour par le flanc nord, dont les rochers sont en partie enneigés. Je lui fais comprendre que ce travail le concerne, lui, le spécialiste en glace qui taillerait des marches toute sa vie, s' il le pouvait. Pour ma part, je choisirais l' atta directe, si effrayant que paraisse le gendarme par ailleurs.
Après avoir fait fondre de la neige, nous préparons une ovomaltine, dont la moitié est destinée au petit déjeuner et l' autre à la réserve de la journée. Arnold avale quelques raisins secs et noiset- tes... Je renonce généreusement à toute nourriture. La simple vue de notre boîte d' asperges me soulève le cœur. Je la prends délicatement et la lance d' un grand geste vers le Glacier de Weingarten en espérant - pour la protection de la nature - qu' elle finira dans une crevasse.Voilà une action raison-nable—dommage que je n' aie pas suivi mon idée jusqu' au bout, sinon j' aurais aussi jeté par-dessus bord deux boîtes de thon, un gros salami, différentes sortes de fromage, trois kilos de pain, deux paquets de chips, un morceau de lard, quelques biscuits et d' autres choses encore - et la suite de notre ascension aurait pris un tour plus sûr et plus expéditif!
Il est 8 heures lorsque nous levons le camp et nous mettons en route, crampons aux pieds. J' as Arnold pendant qu' il commense à traverser. Il n' a pas fait dix pas que j' entends craquer la glace sous ses pieds. Sans délai, mon frère fait sonner son piolet et envoie gicler des éclats de glace dans la paroi nord. Pour moi, la situation est claire, mais je laisse Arnold suivre son idée. Comme je m' y attendais, il s' arrête soudain, examine la paroi de glace vertigineuse qui file jusqu' au Glacier de Kin, fait la moue et revient sur ses pas sans un mot.
On enlève les crampons, on met les piolets sur les sacs, on s' efforce de garder son équilibre malgré le poids du sac, et on peut repartir - avec une heure de retard. Cette fois, c' est à mon tour. Je parviens à contourner une partie de la tour par le nord, malgré quelques passages scabreux: il est impossible d' éviter la neige et la glace. Je suis désolé de commencer la journée si péniblement, sans pouvoir me chauffer les muscles en marchant. Mais il s' agit de se ressaisir: c' est vers le haut que mène notre chemin - faire demi-tour serait un véritable cauchemar, et cette seule pensée me redonne de l' élan.
Je suis confronté ensuite avec un mur que je ne peux passer que sans sac. Tant bien que mal, le premier sac me rejoint bientôt, puis le second monte plus élégamment, sur le dos d' Arnold. Mais les difficultés ne font que commencer: la paroi principale de la tour paraît infranchissable; de plus, elle est inclinée vers le sud, et donc très exposée, juste là où on devine un passage. A ma grande surprise, ce bastion d' aspect diabolique est forme d' escaliers et le rocher y est relativement solide. Sans difficulté, j' arrive à l' escalader, puis j' assure Arnold d' en haut. Après avoir franchi une longue série de degrés aux arêtes aiguës, nous atteignons enfin le sommet de ce troisième gendarme, qui porte la cote d' altitude 4088. Il présente un profil absolument invraisemblable: en forme de bonnet pointu, les blocs pourris et granuleux s' inclinent vers le sud au-dessus du vide, défiant toutes les lois de la pesanteur.
Le caractère aérien de la varappe atteint ici son apogée. Je ne me souviens pas d' avoir jamais senti autant de vide sous mes pieds dans toute ma carrière d' alpiniste. Aux Engelhörner, on a parfois deux ou trois cents mètres de paroi lisse sous le derrière - ici, c' est au moins six cents mètres qui se creusent sous nos pieds. De plus, on a un sentiment d' insécurité assez piquant: chaque prise doit être vérifiée avant d' être utilisée — une affaire longue et subtile. Si une pierre se détache sous la main ou qu' une écaille casse sous le pied, il faut attendre plusieurs secondes avant d' entendre un son bref, suivi du roulement de quelques cailloux, puis c' est de nouveau le silence.
Après être descendus de l' autre côté de la tour, nous nous asseyons pour examiner le quatrième gendarme. Il est déjà plus de midi. Cependant, nous nous accordons une longue pause pour reprendre des forces en prévision de ce passage que nous supposons assez sérieux. Il n' est toujours pas question de manger. Nous buvons quelques gouttes de notre précieuse boisson, juste assez pour nous humecter le palais. La tête me bourdonne. La concentration ininterrompue, la lumière crue du soleil et l' effort physique constant à une altitude de plus de 4000 mètres nous ont beaucoup éprouvés. Nous sommes en route depuis un jour et demi, et le bout de l' arête n' est toujours pas en vue...
Cette détente momentanée redonne à l' esprit la possibilité de vagabonder. Une question me tour- mente: quel est le sens d' une telle aventure? Pourquoi se risquer dans un lieu si hostile et si inhospitalier? Pourquoi rechercher une voie pénible et dangereuse pour atteindre un sommet, au lieu d' escalader le Dom par la voie normale par exemple? Qu' est qui nous pousse - pauvres créatures si faibles — à nous mesurer toujours à nouveau avec la nature? Nous aurions pu rester à l' alpe de Täsch pour admirer les fleurs... ou monter à la cabane, nous remplir les yeux du paysage environnant et prendre tout bonnement le chemin du retour, au lieu de nous engager sur cette arête. Quand ça marche bien, nous avons facilement un sourire méprisant à l' égard des visiteurs de cabane, des promeneurs à canne ou piolet flambant neuf, et vêtements de sport à la dernière mode. Maintenant, je me sens lié à ces gens. Je les admire; j' aimerais bien pouvoir être ainsi. Qui dira lequel est le plus heureux sur cette terre, du lutteur qui a besoin de toucher les choses de ses mains - du contemplatif avec sa sage modération du vaniteux qui met son énergie à se fabriquer une image flatteuse de lui-même - du bon vivant pour qui les jouissances sont le plus grand des biens et l' effort le pire des maux — ou encore des mille autres espèces d' hommes? « Chacun peut être heureux à sa manière, sauf le lutteur », me dis-je avec amertume. Et nous-mêmes, qui aimons jouer les caïds tout comme à Page où nous lisions Karl May, qui sommes-nous? Des durs au coeur sensible, des débutants prétentieux! Pour notre punition, nous voici perches sur l' Arête du Diable, assoiffés, épuisés, découragés - et nous ne savons ni comment tout cela a commence, ni comment cela va finir...
Ou bien existe-t-il aussi de grand alpinistes qui doutent parfois d' eux, qui passent de l' es à l' abattement? Arrive-t-il aux grimpeurs les plus chevronnés d' avoir des moments de faiblesse, qu' ils réussissent à cacher derrière un masque à la Gary Cooper? Et ces gars qui parlent de leurs courses de montagne avec un enthousiasme toujours débordant, sont-ils vraiment sincères? Quoi qu' il en soit, l' alpiniste inexpérimenté, qui commet souvent des erreurs, est sans doute plus exposé qu' un autre à de telles crises. Aussi pas-sons-nous toujours à nouveau d' un extrême à l' autre: d' une part, la soif d' action, le sentiment de disposer de possibilités quasi infinies, bref, une confiance idéaliste - d' autre part, la peur, la nostalgie d' une entière sécurité et du repos, autrement dit, le creux de la vague. Il nous manque la maîtrise de Page mûr; comme des gamins, nous devons toujours réapprendre à respecter les choses et à subir les conséquences de notre conduite peu raisonnable. Arnold, qui a pourtant le cœur à chanter et à blaguer dans n' importe quelle situation, est plutôt nerveux et me presse de repartir. Je m' arrache à regret à l' état de torpeur où je suis plongé, et la lutte continue. Le contact avec la réalité nous aide à sortir de nos pensées moroses, l' obligation de résoudre des problèmes précis est pour nous une vraie thérapie.
L' arête se redresse encore. Après quelques paliers verticaux, voici un nouveau gendarme, que nous devons contourner par le nord. Je laisse Arnold se débattre avec la glace, la neige et les cannelures pleines d' eau qui strient les dalles abruptes. A ma grande surprise, il gagne régulièrement du terrain; en chemin, il retire du rocher un piton branlant.
- Regarde, le trophée du diable! me crie-t-il en mettant le piton dans son sac.
Encore une cheminée, couverte de glace et presque sans prises, et nous nous retrouvons sur l' arête. Nous varappons presque comme des somnambules, vu que nous ne faisons plus que cela depuis deux jours. Nos pieds, nos mains et nos yeux font leur tâche presque automatiquement, tandis que notre tête n' est pas beaucoup mise à contribution.
Enfin on voit le bout de l' arête: seule une rangée de petites dents rocheuses nous séparent encore du névé sommital. Mais à peine avons-nous fait quelques pas, que nous nous trouvons au bord d' un abîme. Nous en avons le souffle coupé. Une brèche d' environ dix mètres de profondeur coupe en deux la ligne de l' arête. Comme au tra- vers d' un puits gigantesque, le regard file verticalement vers l' abîme... et loin, très loin au-dessous, on aperçoit la rimaye et quelques crevasses plus petites.
- Il faut descendre en rappel, fait Arnold, c' est la seule possibilité!
— Mais nous ne trouvons pas le moindre endroit qui convienne pour poser un rappel. Finalement, nous tentons l' impossible: Arnold descend dans le vide pendant que je l' assure; en se collant comme une mouche à la paroi lisse et verticale, il se pousse au-delà de la brèche. Je le suis avec un frisson dans le dos et découvre, plein de reconnaissance, que le diable ( ou je ne sais qui ) a eu la bienveillance de placer des prises minuscules, mais solides, juste au bon endroit.
Réconfortés par cette bonne surprise, nous pressons le pas pour venir à bout des derniers obstacles, et une heure après, nous atteignons le névé. La sensation d' avoir enfin un sol ferme sous les pieds provoque chez nous un petit accès de folie: nous nous tombons dans les bras l' un de l' autre, nous boxons, nous nous lançons des boules de neige et dansons en rond en poussant des cris sauvages.
Cependant, nous n' avons pas une minute à perdre: le soir approche, et il nous est impossible soit de gagner le sommet du Täschhorn, soit de redescendre. Nous commençons donc à remonter le névé, plongés dans la lumière rouge du couchant, le coeur plein de joie et de reconnaissance. A 4350 mètres d' altitude environ, au milieu du névé, nous laissons tomber nos sacs et commençons tout de suite à préparer le bivouac.
Une bonne heure plus tard, la tente est prête, enfoncée et amarrée dans la neige poudreuse. Après cela, la tâche la plus urgente pour Arnold est d' allumer une pipe, opération qui ne réussit qu' au bout de nombreuses tentatives. Le soleil a disparu depuis longtemps dans la brume derrière le Bishorn quand nous nous mettons à la cuisine. Dix, vingt, puis trente allumettes craquent, mais notre méta ne brille toujours pas. En jurant copieusement, Arnold creuse une profonde cuvette dans la neige et fait un nouvel essai, mais sans succès. Nous avons soif, la langue nous colle au palais, je commence à sucer de la neige. Nous nous relayons pour essayer de ruser avec le vent et de faire naître le feu tant désire. Est-ce que par hasard le méta ne peut pas briller par manque d' oxygène? Nous avons de la peine à le croire et renouvelons nos tentatives d' innombrables fois.
A 9 heures, Arnold est encore au travail, tandis que je me retire dans mon sac de couchage, succombant à un subit accès de sommeil. Je vais m' endormir sans avoir rien bu ni mangé, mais tout m' est égal, pourvu que je n' aie plus besoin de bouger: je veux dormir, dormir...
Arnold renonce bientôt à son feu et fait de même. Un sommeil bienfaisant nous délivre de nos tourments. Ce serait une nuit merveilleuse, chaude, reposante, si notre corps n' était pas pareillement desséché. Je ne me réveille que trois fois. Le gosier me brûle, le langue est devenue insensible, on dirait un morceau de cuir; la tête me fait mal comme si j' avais de la fièvre. J' essaie en vain de rester couché sur le dos et de respirer par le nez. Mais la rareté de l' air me force à dormir la bouche ouverte.
Ce sommeil de plomb nous fait lever tard. Mais au moins sommes-nous bien reposés et prêts à l' ac.
Sans hésiter, nous décidons de continuer la traversée du Täschhorn. Un vent glacial balaye la surface de la neige, et le temps promet d' être splendide. Avant de partir, Arnold parvient enfin, par un dernier effort de concentration, à allumer le réchaud. Il prépare une ovomaltine; comme nous ne pouvons rien manger, nous essayons de rendre cette boisson très nourrissante en y ajoutant du sucre de raisin. « De l' eau et du sucre, c' est le principal » nous disons-nous.
Une cordée de deux personnes montant vers le sommet passe à trois cents mètres de nous. Nous la suivons. Un versant de glace très raide, que prolonge, plus bas, la vertigineuse paroi sud, exige encore une fois un travail sérieux avec crampons et piolets. Puis une dernière pente, où la varappe est agréable et facile, nous mène au sommet du Täschhorn, que nous atteignons à io heures. Une poignée de main et un sourire fatigue sont les seuls signes de notre triomphe. Les yeux d' Arnold brillent de joie.
Les deux autres alpinistes, un touriste allemand et un guide valaisan, nous saluent brièvement. Après un long moment de silence tendu, le guide nous fait, bourru et presque hostile:
-Vous êtes venus par le Teufelsgrat?
-Oui.
Nouveau silence. Puis:
-Vous avez bivouaqué? On vous a observés, on a vu qu' il y en avait deux qui étaient coincés au Teufelsgrat.
Les mots sont nets, tranchants... Nous nous taisons. Le Valaisan se lève et soupèse prudemment nos sacs.
- Ouais! fait-il, vous n' avez aucune idée de la varappe! Et nous entendons, de la part d' un représentant de l' ancienne génération, un tout autre son de cloche que les précédents. Nous sommes sermonnés et tancés vertement de tous les jurons du répertoire valaisan... et nous restons assis là, sans dire un mot, comme des singes qu' on aurait calottes.
Nous sommes bien conscients que notre course est dans le fond une histoire peu glorieuse et que notre succès n' est pas du qu' à nous-mêmes, mais aussi par exemple aux bonnes conditions atmosphériques. Mais la douche froide que nous avons revue a manqué son but. Au lieu de nous rendre humbles, elle a réveille en nous quelque chose qui appartient au monde des adultes: un sentiment d' honneur blessé. Arnold bout de rage. Nos pensées tournent fiévreusement. Nous sommes trop lents, c' est vrai, mal équipés peut-être, pas entraînés, pas informés, mais enfin, nous avons réussi, encaissé nous-mêmes les conséquences de nos erreurs. Combien d' accidents sont dus à l' inattention et à la hâte. Nous avons au moins été consciencieux, nous sommes sains et saufs, et encore capables d' agir... La recette d' Arnold n' était peut-être pas très appropriée au Teufels- grat, mais elle a quand même fait ses preuves. C' est exactement ce style d' alpinisme là qui a permis à Arnold, il y a six mois, de gravir pour la première fois, en solitaire, le Pic Bolivar, en Colombie, haut de 5800 mètres et couvert de glaciers. Il a porte sur son dos pendant quinze jours sa tente et ses provisions; son secret numéro un n' était ni technique, ni médical, mais psychologique: c' était la sauvegarde de l' équilibre moral; et cette entreprise a pu réussir malgré les orages et le brouillard, au moment-même où une cordée anglaise échouait, parce que, en voulant avancer trop vite, elle perdait des forces. Nous pourrions répondre à ce monsieur si furieux que nous ne sommes pas des alpinistes ordinaires dans son genre, que nous nous entraînons pour l' Anna...
Arnold se mord les lèvres et regarde vers le Dom, au-delà du guide. Alors celui-ci s' inter dans son monologue et nous demande d' une voix plus calme:
- Vous voulez encore traverser par le Dom?
Oui, répond Arnold sèchement sans détourner son regard.
Après une rencontre pareille, il n' y a plus à hésiter. Nous devons prouver que nous sommes encore en mesure de faire quelque chose. Et de fait, notre fatigue s' est envolée - ce qui est bien normal après une douche froide - et nous nous sentons en si grande forme que nous sommes prêts à continuer ainsi des jours ou des semaines encore. Le fait que nous n' avons pratiquement rien mangé depuis deux jours, malgré un effort physique intense, est oublié instantanément.
Peu après le départ de nos nouveaux amis, nous nous mettons en route à notre tour. L' arête nord du Täschhorn est glacée, tandis que sur l' arête sud du Dom, la neige est déjà toute molle. De nos crampons, nous traversons la croûte supérieure du névé, avant de pouvoir prendre pied dans la masse glissante et compacte de la neige. Quelques avalanches descendent en sifflant dans la vallée de Saas.
Sur le rocher, nous retrouvons la routine des jours précédents. La varappe nous paraît simple ici: ce n' est plus le travail de précision requis par le Teufelsgrat. Avec indifférence, nous « liquidons » les pitons rocheux les uns après les autres. Mais cette allure ne me convient pas. Après chaque longueur, je suis hors d' haleine et j' ai la tête dans un étau. A plusieurs reprises, je dois appuyer la tête contre un rocher et fermer les yeux jusqu' à ce que l' oxygène que je respire me redonne les forces nécessaires.
Peut-être est-ce le premier signe de faiblesse de mon corps sous-alimenté. En 1969, un groupe d' alpinistes et de médecins avait expérimenté et étudié pendant deux semaines, dans l' Oberland bernois, les relations entre l' escalade en haute altitude, la nourriture, le comportement physique et psychique de l' homme et les réactions que cela provoquait - en particulier l' état d' épuisement. Les résultats de cette expérience très intéressante ont montré que les alpinistes commettaient fréquemment de graves erreurs. Dans notre cas, l' élément « nourriture » n' avait pas du tout marche, même si nos provisions étaient suffisamment abondantes et riches en calories: il y a eu un manque d' acclimatation et une erreur dans le choix des vivres. On devrait boire, paraît-il, trois à quatre litres par jour. Or, nous nous sommes contentés d' un demi ou d' un litre, ce qui a eu pour conséquence de nous enlever toute envie de manger. Quelle bouillie empoisonnée doit circuler dans nos veines après ces trois jours! En revanche, la question du sommeil a bien joué, à notre propre étonnement. C' est peut-être la principale raison de notre état satisfaisant après un effort aussi soutenu. Il est malgré tout étonnant de voir combien le corps humain a de réserves et peut supporter de privations.
A g heures de l' après, nous atteignons le sommet du Dom, Le soleil a disparu, un épais brouillard nous enveloppe et un vent d' ouest mêlé de flocons de neige balaye la crête neigeuse. Un bruit bien connu nous incite à nous hâter: le bourdonnement électrique des piolets.
Les crampons sont fixes en un instant, et nous essayons de perdre de l' altitude aussi vite que possible en suivant d' anciennes traces. Le brouillard est si dense que nous manquons l' endroit on les traces partent à droite vers le versant nord. Arrivés dans les rochers, nous remarquons que nous sommes au milieu de l' arête nord-ouest. Trop tard! Nous suivons la crête rocheuse qui se prolonge plus bas par un névé raide avec des zones de glace vive. Les premiers éclairs fusent et la chute de neige se fait plus dense. Je taille des marches, les dents serrées, dans la pente de glace de plus en plus escarpée. Ces montagnes géantes sont vraiment des monstres: des jours durant, nous avons peiné comme des boeufs, et elles ne veulent toujours pas nous lâcher! Les chevilles me font mal. Nous descendons crispés sur nos jambes, car nous ne pouvons pas nous permettre le moindre faux pas.
Enfin, au bout d' une dernière arête rocheuse, que nous passons au pas de course, nous atteignons le Col de Festi. Les nuées se sont dissipées, quelques traînées s' étirent encore autour du sommet, la neige a cessé de tomber. Je suis complètement à bout, car je me suis trop dépensé pendant cette descente rapide. Une gorgée de cognac, de notre réserve de secours, devrait me retaper. Mais c' est le contraire qui se produit: l' estomac proteste immédiatement et rejette la boisson; un douloureux effort pour faire sortir tout ce qu' il contient me tire des larmes - c' est qu' il est complètement vide, justement.
Nous pourrions maintenant descendre sans autre par le Glacier de Festi à la cabane du Dom, bien que nous nous trouvions encore à 3723 mètres et que la nuit approche. Mais à quoi bon? Nous sommes en sécurité et n' avons plus de raison de nous dépêcher. Monter un bivouac est devenu pour nous une routine.
Le landemain matin, nous descendons le glacier tout gentiment. C' est un vrai plaisir. Comme des marins reprenant pied sur le pavé du port après une tempête, nous jouissons de chaque pas sur ce sol sûr. Nous marchons la poitrine gonflée, l' allure assurée, comme si le monde nous apparte- nait. Notre regard est attire irrésistiblement vers les hauts créneaux du Teufelsgrat jusqu' à ce qu' ils disparaissent derrière l' arête ouest du Dom. Le gardien de la cabane nous accueille en nous demandant:
- C' est vous, les bivouaqueurs du Teufelsgrat?
Nous avons honte et pensons que nos sottises sont déjà connues dans toute la vallée. Mais contrairement à nos craintes, nous décelons dans le ton cordial du gardien de l' intérêt, de la compréhension et un certain respect. Après avoir bavardé un moment et bu quelques bières, nous poursuivons notre chemin.
Et nous voilà enfin sur cette prairie ombragée de mélèzes et de sapins dont nous avons tant rêvé. Nous déballons toutes nos victuailles et dressons une table princière. Mais malgré un appétit féroce, nous ne pouvons avaler qu' une petite partie de ce riche menu. Notre estomac n' a plus l' habitude de la nourriture, il est encore « noué ». Si bien que nous nous retrouvons à Randa avec les mêmes sacs qu' au départ, contenant des provisions pour cinq jours!
L' après, une pluie diluvienne se met à tomber. Nous passons la nuit dans une grange, sur le foin; la pluie tambourine toute la nuit sur le toit. Sous l' effet de cette musique monotone, nos pensées s' envolent vers le Teufelsgrat où un doux manteau de neige se dépose centimètre par centimètre sur les rochers. Avec délectation, nous étirons nos membres fatigués et nous nous blottissons dans le foin chaud. C' est une nuit vraiment inoubliable!
Le jour se lève sur un sombre paysage. Le brouillard se déchire une seule fois: toute la chaînedes Mischabel brille dans un blanc manteau hivernal. La neige descend jusqu' à trois mille mètres environ. Pour cette année, nous devons renoncer au Weisshorn que nous pensions nous offrir le lendemain, tel un petit dessert après le plat de résistance.
Une fois chez nous, nous nous précipitons sur la littérature alpine. Je me procure un guide CAS et me plonge dans la lecture des différentes descrip- tions du Teufelsgrat. La première ascension y est relatée par Mme Mummery. Je ne suis pas particulièrement friand de littérature alpine, mais maintenant je dévore tout ce que je peux trouver sur notre montagne, comme si c' était un roman policier. A quel point nous avons agi en gamins, nous en prenons conscience en lisant dans le Guide des Alpes valaisannes ( IV ) que le Teufelsgrat est la plus longue et la plus soutenue parmi les 1200 voies décrites dans ce livre.
Mais nous nous faisons tout petits en apprenant avec quelle confiance et quelle persévérance les différentes cordées ont attaqué cette arête. La voie fut ouverte en 1887 par Alexandre Burgener, Mummery, sa femme et un nommé Andenmatten. Cette équipe atteignit le sommet en 16 heures depuis l' alpe de Täsch! A la force et aux connaissances techniques poussées requises pour une telle ascension s' ajoutaient, chez les alpinistes de ce temps-là, des moeurs plutôt rudes et une certaine dose d' humour noir. En voici des exemples: Tout au début de la course, Burgener fut grièvement blessé à la main; on continua néanmoins l' escalade; quelques heures plus tard, Andenmatten fit une chute d' environ dix mètres, la tête la première. Burgener le retint d' une main de fer. La première réaction de Mummery fut de constater avec joie que les deux bouteilles de champagne qu' Andenmatten portait dans son sac étaient intactes. Quant à Burgener, il s' écria:
- En avant, nous ne nous rendons pas!
Une autre fois, en 1907, cela finit plus mal: Un neveu de Burgener fit une chute au Teufelsgrat et s' en tira de justesse. Il fut sauvé dans des conditions très difficiles: il avait un bras cassé et les jambes en partie écrasées... Une technique à toute épreuve et une extrême maîtrise ne suffisent donc pas à mettre l' alpiniste à l' abri des dangers du Teufelsgrat... Si bien que l' admiration sans bornes que nous éprouvons pour ces hommes hors du commun s' accompagne d' une petite consolation: notre style de varappe - cette avance lente mais précise - a été payant, lui aussi, Mais l' alpinisme moderne nous étonne tout Près des sources thermales d' Upis. Au fond: versant nord de l' Auzangate autant. Ce dont sont capables des gens comme Bonatti, Hermann Buhl et tous les vainqueurs des parois nord ainsi que les spécialistes des ascensions hivernales, nous n' arrivons même pas à nous le représenter. Nous découvrons, par exemple, dans une revue alpine une note sur la première hivernale du Teufelsgrat: Horaire: Col des Mischabel— sommet—col:24'/2 heures. Le communiqué tient en une phrase, huit lignes de style télégraphique. Comme les astronautes, une fois leur mission accomplie: un petit salut de la tête, un sourire et c' est tout.
Traduit de l' allemand par Annelise Rigo