Aiguille Noire de Peuterey
FACE OUEST, VOIE RATTI-VITALI DÉBUT DE JUILLET 1947 ) PAR HENRI BRIQUET
Garant la moto au Purtud, nous nous engageons dans le sentier menant à la cabane Gamba, en fin d' après. D' énormes nuages bouchent le fond de la vallée. Quel temps allons-nous donc avoir?
Nous avons laissé notre matériel de glace avec la moto, et je n' aurai pas à le regretter car, mise à part une courte marche sur le Glacier du Fresney, nous n' aurons que du rocher à grimper. Dans nos sacs, c' est un fouillis d' étriers, de cordes, de mousquetons en aluminium et de pitons. De la nourriture, nous n' en avons guère: j' ai quelques sandwiches et Max, ne voulant pas se surcharger - et peut-être par déformation professionnelle - a empaqueté des produits pharmaceutiques et une poudre qui, paraît-il, s' assimile admirablement. Dommage - je m' en aperçus plus tard - qu' elle ne remplisse pas l' estomac!
A la cabane, pas de gardiens. Nous faisons de la soupe, gardant nos provisions pour demain. Peu après arrive un groupe de camarades de Genève qui vont à la face sud de la Gugliermina. Leur présence nous sera précieuse pour l' approche: nous avions pensé gagner l' attaque en remon- 1 Souvenirs d' un peintre de montagne, Jeheber édit. Genève.
tant le Glacier du Fresney. Bron m' en dissuade, et nous vîmes plus tard que, si nous avions suivi notre idée, nous n' aurions peut-être pas fait la course.
Le matin, très tôt, on se secoue. Il fait grand beau, des étoiles au ciel. Tous les occupants de la cabane se dirigent vers le Col de l' Innominata, courte marche d' une heure. De là, nous apprécions la hauteur et la beauté de notre paroi et repérons l' attaque.
Nous gagnons le glacier, errons un moment dans les séracs avant de trouver le bon chemin, puis nous tournons sous la Gugliermina, quittant là l' autre équipe. Nous gagnons rapidement la rimaie insignifiante et atteignons une petite plate-forme. La première fissure me paraît désagréable et lisse: nous nous encordons. L' un suivant l' autre, nous escaladons, prenant plaisir à sentir la chaleur revenir dans nos membres. Déjà les crevasses s' amenuisent au-dessous de nous. Nous sortons ensuite du système des fissures pour gagner une zone moins verticale mais délitée, et remontons un couloir. L' eau y ruisselle; ce sont des dalles usées par les chutes de pierres et très raides. Nous y marchons ensemble car aucune assurance n' est possible. Peu après nous nous apercevons que nous sommes montés trop haut d' au moins quatre-vingts mètres. Découragés, nous nous arrêtons pour manger un peu, puis redescendons trente mètres. La voie n' est pas éloignée, mais des dalles raides nous en séparent. Je me décide, traverse sur des prises menues et, un moment après, nous gagnons une vire que nous longeons à gauche pour tomber sur le bon chemin, sur un éperon. Des dalles, de courts dièdres, et le rocher fait place soudain à une petite selle neigeuse. J' attaque l' arête de neige à cheval. Max, bien en dessous, ne me voit pas, il regarde probablement la progression des grimpeurs d' en face ou admire les Dames Anglaises, que nous dominons largement.
Le rocher devient magnifique, tout en fissures et passages aériens. Nous rencontrons maintenant quelques pitons. Peu à peu, le ciel se couvre, il faut se dépêcher. Nous passons devant un joli emplacement de bivouac et arrivons à la base du premier grand dièdre. Le bout des doigts dans une fine fissure, m' accrochant à quelques pitons, j' ai grimpé quinze mètres lorsque le tonnerre et une pluie furieuse qui dégénère en grêle glace mon élan. Je m' arrête et fais monter Max qui est par trop exposé aux éléments. Je continue ensuite un moment; l' eau coule partout; c' est difficile, vertical, et je me fais secouer par la foudre alors que je suis à un relais et Max en pleine grimpée. Il y a beaucoup d' électricité dans l' air...
Nous arrivons tout de même au bivouac, trempés. La paroi du second dièdre surplombe au-dessus de nous et nous abrite. Nous ne pouvons continuer aujourd'hui. Installés, nous voyons tomber la nuit en grignotant quelques restes. Vers 3 heures du matin, il fait beau de nouveau. Nous attendons le jour, puis vers 7 heures, après avoir croqué quelques sucres, je me dirige en grelottant vers le premier piton du dièdre. Le passage est sérieusement pitonné jusqu' au haut. Pas de problèmes donc. Je monte mécaniquement en jetant de temps en temps un regard sur le glacier, là en bas, à cinq ou six cents mètres. Je franchis le dernier bombement en pédalant dans mes étriers. Je relaie, tire les sacs... et je recommence à grelotter, malgré veste de duvet et cagoule. Enfin Max arrive. Une fissure mouillée et pénible puis une merveilleuse traversée sur des dalles. La paroi se dérobe au-dessous; seul est visible le glacier avec ses minuscules crevasses.
Après deux longueurs, il nous faut monter tout droit dans le rocher splendide. Enfin, traversant à gauche, nous atteignons une grande vire encore couverte de grêlons, mais au soleil. Le sommet paraît désormais tout proche. Le guide nous indique que nous devons prendre un dièdre. Lequel? Il y en a, l' un à côté de l' autre, au moins cinq. Je mets le nez dans chacun avant de trouver le bon... le dernier!
Un moment après, nous sommes dehors. Nous nous arrêtons un instant au sommet, puis entamons l' immense descente, le dédale des couloirs délités et des ressauts. Nous avons le ventre creux et buvons sans cesse de l' eau de neige. Tout en bas, un rappel nous dépose sur le névé.
La course est presque finie, mais le soir tombe. En réunissant nos dernières énergies, nous dévalons au pas de course névés et pierriers, nous passons devant le petit refuge de la Noire, descendons toujours en courant le raidillon. Mais plus bas, quand la nuit tombe, je ne retrouve plus le chemin. Pour éviter un nouveau bivouac, nous remontons, presque à bout de forces, et nous nous retrouvons devant le refuge. Il sera notre abri pour la nuit et nous offrira enfin un repas chaud: nos dernières croûtes en panade dans un reste de « Sunbol ».
Le lendemain matin, nous gagnerons sans autre aventure la vallée.